Les 3 niveaux du management dans la complexité

Les 3 niveaux du management dans la complexité

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Dans un précédent billet, j’ai proposé de considérer que, dans le monde de la complexité, il fallait distinguer 3 notions confondues dans le monde du compliqué : réel, réalité et vérité. Notre réalité est la partie du réel à laquelle on accède à partir de nos représentations et intentions. Ces dernières étant différentes d’un individu à l’autre, dans le monde de la complexité, il n’y a pas une réalité, mais des réalités. La vérité est constituée du système de références partagées que chaque membre d’une communauté accepte d’intégrer à sa propre réalité pour en devenir membre.

Dans le monde du compliqué, la vérité est exogène ; dans le monde du complexe, elle est, au contraire, endogène. La vérité n’est pas une donnée externe qui s’impose aux parties prenantes et sur laquelle elles ne peuvent pas agir. Elle est construite, c’est-à-dire qu’elle résulte des prises de décision et des actions en même temps que, à son tour, elle les façonne.

Faire évoluer son système de management d’un monde compliqué à un monde complexe nécessite de prendre en considération les niveaux stratégique, organisationnel et humain, à savoir : (1) élaborer une vision partagée ; (2) ouvrir des espaces de co-construction organisationnelle ; (3) créer les conditions d’une « émancipation » individuelle.

Une vision partagée

Les parties prenantes d’une organisation, pour devenir membre d’une même communauté, doivent pouvoir apporter des réponses semblables à quelques questions fondamentales : pourquoi et « pour quoi » sommes-nous ensemble ? où allons-nous ? pourquoi et comment y allons-nous ?

L’élaboration d’une vision partagée constitue ainsi les fondations d’un système de management dans la complexité. Il s’agira alors de préciser :

  • la finalité de l’organisation (à quoi sert-elle ? quelle est son utilité ? quelle est sa valeur ajoutée ?) qui, a priori, est intemporelle ;
  • les ambitions associées, quant à elles, à un référent temporel moyen ou long terme en apportant des éléments de réponses aux questions suivantes : on aura correctement rempli notre mission si…, on sera fier d’appartenir à la communauté si …, on aura assuré la pérennité de l’organisation si.., Les ambitions sont des objectifs et des défis collectifs communs à l’ensemble de l’organisation et qui peuvent servir de base à la définition des objectifs individuels ;
  • les valeurs qui donnent de la signification à l’action collective, qui précisent la manière par laquelle les membres de la communauté souhaitent remplir la mission de cette dernière, qui cimentent les manières de faire au sein de l’organisation (on gagnera à élaborer une charte, comme précisé ici, à partir d’un mix de valeurs pratiquées et de valeurs déclarées).

Dans vision partagée, le qualificatif « partagée » est aussi important que le nom « vision ». Du coup, le processus d’élaboration compte au moins autant que le contenu.

Espaces de co-construction organisationnelle

Quand bien même la vision serait partagée, si elle est seulement déclinée en un ensemble de processus prescrits mis sous contrôle par l’intermédiaire d’une série de KPIs (Key Performance Indicators), alors on continuera à résoudre des problèmes complexes avec des méthodes compliquées.

Manager dans la complexité nécessite d’officialiser et de reconnaître les vertus de l’autonomie organisationnelle. Michel Crozier et Erhard Friedberg ont bien montré comment, même dans une organisation compliquée centrée sur la standardisation et le contrôle, les acteurs arrivaient toujours à trouver des marges d’autonomie. Mais l’autonomie était clandestine, pas pensée comme un moyen pertinent de résoudre des problèmes.

Autonomie ne veut cependant pas dire indépendance. L’autorité c’est-à-dire la capacité de prendre des décisions, nécessaire à l’autonomie, ne va pas sans la responsabilité. Dans un univers complexe, une bonne manière de penser l’allocation de l’autonomie consiste à recourir au principe de subsidiarité plutôt qu’à celui de délégation (voir mon billet sur la différence entre la subsidiarité et la délégation).

La co-construction passe également par la régulation organisationnelle. Comment ? Par exemple en utilisant un wiki pour élaborer les procédures de manière collaborative en « fixant » la partie compliquée (en particulier, ce qui relève de la législation) et en laissant « ouvert » le reste (accéder ici à mon billet sur ce sujet).

Créer les conditions d’une émancipation individuelle

Elaborer une vision partagée et ouvrir des espaces de co-construction organisationnelle sont deux conditions nécessaires au management dans la complexité. Conditions nécessaires, mais pas suffisantes ! En effet, si les parties prenantes continuent à seulement attendre les consignes pour agir, alors il ne se passera rien. Pire, chacun se regardera en chiens de faïence, l’organisation fera du sur-place et la complexité continuera à être perçue plus comme une contrainte que comme une opportunité.

Le troisième niveau d’un management dans la complexité concerne les ressources humaines. Il s’agit de faire prendre conscience que dans un univers complexe, les parties prenantes ne font pas que s’adapter à l’organisation, ils participent à la co-construire. Et cela nécessite de se libérer de chaînes de plus d’un siècle de soumission organisationnelle !

Cela passe par des prises de conscience : (1) dans un univers complexe, le réel n’est qu’en partie accessible ; (2) ma réalité, c’est-à-dire la partie du réel à laquelle j’accède à partir de mes représentations et de mes intentions, est une parmi d’autres ; (3) la vérité organisationnelle, c’est-à-dire le système de références partagées au sein de l’organisation à laquelle j’appartiens, est construite et non donnée ; (4) mes actions et mes prises de décision participent à la construction de cette vérité en même temps qu’elle les façonne.

Cela passe également par l’acquisition et le développement des capacités suivantes : (1) accéder à mon propre cadre de référence (ma « paire de lunettes », pas celle que j’ai sur le nez, mais dans la tête) à travers lequel j’infère ma réalité ; (2) accéder à celui des autres ; (3) faire évoluer sa propre réalité en intégrant celle des autres pour construire des espaces de coopération.

16 COMMENTS

  1. Article très intéressant qui agrège des notions de sociologie, de psychologie, de philosophie .. et d’organisation !
    Peut-être les articles suivants pourraient – ils décliner les outils nécessaires et sous-jacents à cette approche ..
    Très cordialement

  2. J’apprécie cette clarification des 3 termes de réel, réalité et vérité ainsi que les 3 axes identifiés pour faire face à la complexité. Le concept d’empowerment me semble synthétiser ces axes. Cela me questionne sur qui est en capacité de favoriser cet empowerment durablement dans des organisations liquides, dans quel espace, à quel moment ? Et comment le manager en lien avec d’autres acteurs joue ce rôle alors que lui même ne dispose pas souvent de cette capacité d’agir ? Cela m’intéresserait d’y réfléchir

  3. Bravo Eric pour ce billet très éclairant. Ma pratique m’amène à constater que parfois même des managers de haut niveaux sont perdus quant à la question du sens, du “pour quoi” de leur activité voire celui de leur entreprise. Notre époque ne facilite pas la claire vision des finalités ” collectives” de l’entreprise. A mon sens, la complexité croissante nous obligera à revenir sur les fondamentaux : il nous faudrait sans doute développer une “philosophie de l’économie” pour espérer pouvoir construire cette vision partagée.

    Merci en tout cas de nous faire part de toutes ces belles et utiles réflexions qui alimentent tes différents billets.

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