Au cours de « l’Emission politique » du 6 avril dernier sur France 2, David Pujadas et Léa Salomé ont titillé Emmanuel Macron à propos de l’expression « et en même temps » qu’il emploie couramment et, apparemment, trop souvent à leurs yeux. Acculé, il a fini par presque s’en excuser.
Lors de son meeting du 17 avril à Bercy, Emmanuel Macron a, au contraire, persisté et signé en réaffirmant que « oui, je choisis la liberté et l’égalité, la croissance et la solidarité, l’entreprise et les salariés, le meilleur de la gauche et le meilleur de la droite, l’amour de notre Histoire et l’ambition du changement, la France forte et l’Europe ambitieuse, les racines et les ailes… » (extrait de son discours).
Il a eu raison de ne pas céder à la tentation du simplisme et de réaffirmer son cap. Je suis même convaincu qu’il y a là l’une des principales raisons de son succès à l’élection présidentielle. Et bon nombre de dirigeants d’entreprise devraient s’en inspirer. Pourquoi ?
La dialogique
L’expression « et en même temps » illustre à merveille l’un des principes au cœur de la pensée complexe développée par Edgar Morin : la dialogique.
Le terme « complexité » vient du latin « complexus » qui qualifie « ce qui est tissé ensemble ». Le principe de base de la pensée complexe consiste à relier, à établir des passerelles entre des éléments jusque-là isolés les uns des autres.
Pourquoi ? Parce qu’une réalité complexe est dialogique, c’est-à-dire qu’elle est constituée de logiques différentes et ne peut être réduite à aucune d’elles sans être dénaturée. Par ailleurs, ces logiques sont à la fois complémentaires et antagonistes. Au cœur de la complexité, il y a l’idée du Yin & Yang.
Les 5 facettes de la complexité des entreprises
La société est complexe, notre nouveau président de la République l’a parfaitement compris. Mais les entreprises le sont également. Pour relever les défis qui s’imposent à elles, leurs dirigeants ne doivent pas seulement être capables de libérer les énergies créatrices et faire preuve d’agilité pour s’adapter à des évolutions peu prévisibles. Ils doivent aussi produire de la cohérence pour donner des repères et du sens, faire des économies d’échelle pour diminuer les coûts unitaires de production, garantir le respect des normes et l’atteinte des standards de qualité et de sécurité…
Les dirigeants ne sont plus face à de simples alternatives. Ce qui caractérise l’entrée dans le XXIème siècle, c’est le passage du monde du OU au monde du ET. Il ne s’agit plus de jouer l’innovation ou l’efficience, la rapidité ou la fiabilité, la conformité ou la flexibilité, la cohérence globale ou la réactivité locale… mais tout cela en même temps. Les dirigeants doivent acquérir une capacité fondamentale : faire simultanément plusieurs choses à la fois complémentaires et antagonistes. C’est-à-dire penser de manière dialogique pour faire face à la complexité.
Pour faire passer leur entreprise du monde du OU au monde du ET, les dirigeants doivent relever cinq grands défis :
- Un défi philosophique ;
- Un défi politique ;
- Un défi stratégique ;
- Un défi organisationnel ;
- Un défi managérial.
Transformation ET organisation : le défi philosophique
Longtemps, l’un des principaux problèmes de la conduite du changement a résidé dans la capacité des entreprises à continuer d’assurer leur production pendant la durée du changement : « pendant les travaux, la vente continue ». Aujourd’hui, compte tenu de l’accélération des changements et de la complexification des environnements, les travaux sont devenus permanents.
Du coup, les entreprises ne peuvent plus s’organiser, puis se transformer pour s’organiser autrement. Il leur faut, au contraire, s’organiser et se transformer simultanément en continu. La transformation n’est plus un épisode temporaire délimité dans le temps avec un début et une fin, mais un processus permanent et continu. Cela n’est possible qu’en ré-envisageant la relation entre l’organisation et sa transformation. Elles ne peuvent plus être disjointes. Il faut, au contraire, les penser comme les deux faces d’une même pièce.
Dans mon dernier ouvrage « Transformer son organisation » paru chez Maxima, je propose 6 clés (reprises dans un billet précédent) pour repenser la relation entre l’organisation et la transformation et, ainsi, faire de cette dernière un processus permanent et continu.
Economique ET social : le défi politique
Depuis plusieurs décennies déjà, dans une économie devenue ultra-financiarisée, les entreprises sont d’abord et avant toute chose centrées sur la création de valeur pour leurs actionnaires souvent aux dépends de leurs autres parties prenantes : clients, salariés, fournisseurs, société civile…
Pour relever le défi de la complexité, elles doivent passer d’une gouvernance centrée sur les « shareholders » à une gouvernance pensée à partir des « stakeholders ». Dans un monde où la réputation d’une marque peut être détruite en quelques clics sur les réseaux sociaux et où les entreprises se livrent à une « guerre des talents » pour attirer et fidéliser les compétences de « knowledge workers » sources de leur avantage concurrentiel, la prise en compte des attentes des clients et des salariés ne peut plus passer systématiquement après celles des seuls actionnaires qui, malgré tout, gardent tout leur poids.
Comme le montre très bien Jérôme Tubiana dans son ouvrage sur la saga Danone, le double projet économique et social d’Antoine Riboud (devenu économique et sociétal), même s’il a parfois tangué à certaines périodes de forte pression, est au cœur de la longévité et de la performance de l’entreprise agro-alimentaire.
Coûts ET différenciation : le défi stratégique
« Dépenser, c’est dépassé… » Au début des années 2000, l’entreprise de grande distribution Leader Price opte pour un positionnement on ne peut plus clair. Dix ans plus tard, la même enseigne, par la voix du critique gastronomique Jean-Pierre Coffe, revendique : « la marque Leader Price, c’est d’abord la qualité ».
L’entrée dans le XXIème siècle est marquée par une profonde modification des règles du jeu concurrentiel. A l’image de Leader Price, il ne s’agit plus de jouer les coûts ou la différenciation, mais bien les deux à la fois. Il faut faire plus, mieux et différemment avec moins. D’unidimensionnelles, les exigences de performance sont devenues multidimensionnelles et souvent antagonistes. Ce qui, jusque-là, était jugé stratégiquement incompatible doit aujourd’hui être réuni et relié.
Dans les années 1980, Michael Porter explique que l’entreprise doit toujours choisir entre les coûts ou la différenciation. La pire des stratégies ? Rester « stuck in the middle », explique le professeur de la Harvard Business School. W. Chan Kim et Renée Mauborgne arguent, à juste titre, que ces recommandations sont aujourd’hui obsolètes. Selon eux, pour sortir des « Red Oceans », univers peuplés de requins attirés par le sang symbolisant des marchés hyperconcurrentiels, l’entreprise doit, d’une manière ou d’une autre, jouer les coûts ET la différenciation. Elle doit rechercher l’espace paisible d’un « blue ocean ».
Standardisation ET agilité : le défi organisationnel
Depuis le début du XXème siècle et l’avènement d’un certain Frederick Taylor, la standardisation des organisations, à travers la formalisation des processus et la spécialisation du travail, a permis la diminution constante des coûts unitaires de production et l’atteinte de niveaux de qualité de plus en plus élevé. Aujourd’hui, les enjeux de standardisation sont encore renforcés par les exigences de conformité, la fameuse « compliance ».
Dans le même temps, les environnements sont de plus en plus marqués par des changements continus et imprévisibles. Les entreprises doivent alors acquérir la capacité de mettre en œuvre des ajustements rapides et efficaces, sans pour autant tout chambouler à chaque fois. En d’autres termes, elles doivent devenir agiles.
Mais si l’agilité se substitue à la standardisation, les entreprises perdent en efficience et prennent le risque de ne plus produire la conformité exigée par les normes qui s’imposent à elles et dont le non-respect peu les disqualifier rapidement et brutalement. Ce n’est pas l’agilité OU la standardisation mais l’agilité ET la standardisation.
Autonomie ET contrôle : le défi managérial
Jean-Daniel Reynaud distingue la régulation autonome, qui désigne les règles que les membres d’un groupe se donnent par eux-mêmes de l’intérieur, de la régulation de contrôle qui, elle, désigne les règles définies par un tiers, notamment par les directions fonctionnelles et les managers pour prescrire les comportements et maîtriser les zones d’autonomie des membres du groupe. Il relie les deux types de régulation à travers ce qu’il nomme la régulation conjointe.
Certains, comme Gary Hamel, proclament la fin des managers et l’avènement du « self-management ». Pourquoi pas, mais à une condition au moins ! Que les managers soient remplacés par d’autres modalités de contrôle qui, plus que de brider l’autonomie, permettent, au contraire, d’en tirer le meilleur parti.
La présence de managers ne semble cependant pas antinomique avec une articulation harmonieuse de l’autonomie et du contrôle. A un moment donné de son développement, Google a tenté de se passer de managers. Comme le raconte Lazlo Bock son Human Operations Director, l’expérience n’a duré que six semaines. Non seulement les managers sont réapparus, mais, aujourd’hui, leur rôle est considéré comme essentiel pour la mise en place d’un véritable management par les compétences, jugé vital pour entretenir et développer la culture d’innovation de l’entreprise.
Les 8 compétences attendues de la part d’un manager chez Google sont :
- « Is a good coach ;
- Empowers team and does not micromanage ;
- Expresses interest/concern for team member’s success and personal well-being ;
- Is productive and results-oriented ;
- Is a good communicator ;
- Helps with career development ;
- Has a clear vision/strategy for the team ;
- Has important technical skills that help him/her advise the team.”
Une réflexion très pertinente, merci!
La réalité est faite d’ “en même temps” permanents; vivre en conscience, c’est accepter le “en même temps”.
En même temps, 🙂 lorsque l’on décrète le monde du ET on n’a encore rien résolu : risques de rester creux, de la non-décision, de la non-stratégie. En Marche a été bien attaqué là-dessus… Pour que le “en même temps” fonctionne, la délibération constructive est la clé : mettant à contribution l’intelligence de chacun et l’intelligence collective, pour trouver de nouvelles solutions de type “ET”. Paradoxalement, cela demande aussi un fort leadership – un leadership au sens noble, qui affirme fermement et explicitement les finalités, les modes de fonctionnement et les processus de délibération, et qui emmène l’équipe vers de nouvelles étapes.
Un défi de tous les jours – l’exemple pris “Emmanuel Macron” est bien choisi pour éclairer ce billet – Merci
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