Les tours de passe-passe du magicien Drucker

Les tours de passe-passe du magicien Drucker

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Succès aidant, le management par les objectifs est devenu la forme de management dominante, voire exclusive. Mais, paradoxalement, il ne fait plus beaucoup parler de lui en tant que tel. Consultants, professeurs, directeurs généraux, directeurs des ressources humaines,… parlent plus volontiers de management de la performance, occultant dans un bel unanimisme l’emploi d’un barbarisme. Si manager consiste à transformer du travail en performance, alors cette dernière n’est pas l’objet du management, mais son résultat. Le management est le moyen, la performance la fin. On ne manage pas la performance ; en manageant, on la produit.

Le MPO est devenu le management

Les raisons pour lesquelles le MPO fait moins parler de lui ne sont pas seulement sémantiques. Il est tellement entré dans les mœurs qu’il est devenu le Management, souvent opposé à bureaucratie. Chemin faisant, la fixation des objectifs a changé de statut : de première étape du MPO, elle est devenue la base du raisonnement managérial. Du modèle pour partie issue de l’observation, pour partie déduit de convictions, enrichi au fil du temps de la confrontation au terrain, le MPO a acquis le statut de dogme. Et avec celui-ci, le caractère circulaire de la démonstration de la preuve : sans objectif, pas de mesure de la performance ; donc, point de management puisque manager c’est transformer du travail en performance. La boucle est bouclée ! Il n’y a de management que de management par les objectifs. Conclusion : si le management de la performance est un joli barbarisme, en se banalisant, le management par les objectifs se transforme, lui, en beau pléonasme. La locution « par les objectifs » devient superflue.

Dans l’imaginaire collectif, le MPO devient le Management, donc. Le premier responsable de cette transformation ? Son succès, à n’en pas douter. Mais sa popularité n’explique pas tout. Son fondateur n’est pas resté inactif. Dans The Practice of Management etManagement : Tasks, Responsabilities, Practices, deux de ses ouvrages clés espacés de près de vingt ans, Peter Drucker écrit la même chose à une différence près, mineure sur la forme, majeure sur le fond : le terme management a remplacé celui de MPO. Et, quand malgré tout il recourt à l’appellation en tant que telle, ce n’est plus pour désigner une technique particulière, mais un principe constitutionnel du management. Sous sa plume, la fixation d’objectifs quitte le giron du MPO pour devenir l’un des cinq rôles de tout manager. Finalement, les managers n’auraient qu’une alternative : manager par les objectifs ou ne pas manager du tout, « laisser-faire » dit-on fréquemment.

Fixer des objectifs et entrer au panthéon des managers

Un manager, qui ne fixe pas d’objectifs à ses collaborateurs et dont les objectifs ne sont pas déclinés de ceux de son propre responsable hiérarchique, est montré du doigt. Inversement, il suffit de fixer de « bons » objectifs, aujourd’hui qualifiés de SMART (Spécifiques, Mesurables, Ambitieux, Réalistes et inscrits dans le Temps), pour rentrer aussitôt au panthéon des managers. Conclusion : ne pas fixer d’objectifs à ses collaborateurs est présenté comme une des dix erreurs de management courantes par un des manuels les plus populaires du moment. Sans objectifs, les collaborateurs ne savent pas où aller. Ils n’ont pas de défis à relever, perdent leur motivation jusqu’à, précisent les auteurs, venir au bureau uniquement pour toucher leur salaire. Non performants, ils risquent même de ne plus travailler.

Peter Drucker ne s’exprime donc plus seulement au nom du fondateur du MPO, modèle de management particulier adapté à un contexte spécifique, mais comme le père du management tout court. Son talent et la force de sa conviction aidant, tout le monde finit par le croire. Et pourtant : non, les objectifs ne sont pas le seul moyen de mesurer la performance ; non, la fixation d’objectifs n’est pas la première étape du cycle de management, mais seulement celle du MPO ; non, le MPO n’est pas universel, mais simplement une déclinaison particulière du raisonnement managérial ; oui, on peut manager autrement que par les objectifs. Le dogme fonctionne de manière tellement puissante qu’il faut parfois être aussi caricatural que lui pour s’en affranchir et, ce faisant, retrouver une liberté de penser le management différemment.

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