Pour accéder à la culture des sociétés qu’ils étudient, les ethnologues et les anthropologues élaborent des dispositifs dits d’observation participante. Ces derniers insistent sur la nécessité, pour appréhender une culture, d’être à la fois dedans et dehors. A l’intérieur pour accéder à ce qui est inaccessible quand on est à l’extérieur, et dehors pour continuer à voir ce qu’on ne perçoit plus quand on est complétement dedans.
Sans envisager de « one best way », voilà comment, dans la plupart des cas, je transpose ces principes au monde des organisations pour connaître et diagnostiquer la culture d’une entreprise.
Constituer un groupe projet composé d’anciens, de nouveaux et de déviants
D’abord, je constitue un groupe projet qui va être la « cheville ouvrière » de la démarche. Il est composé de salariés :
- anciens, dépositaires de l’histoire et gardiens du temple ;
- nouveaux qui ont encore la faculté de s’étonner (si possible avec une expérience antérieure dans une autre entreprise) ;
- « déviants » qui, parce qu’en marge de la communauté, ne sont en général pas trop difficiles à repérer.
La séance de travail introductive consiste à partager la méthodologie et à effectuer un premier repérage des valeurs pratiquées à la fois positives et négatives en y associant les principales pratiques évidentes et récurrentes par lesquelles elles se manifestent (voir mes billets sur le contenu de la culture d’entreprise ici ou en core ici). On peut également essayer de repérer le moment de l’histoire de l’entreprise où elles ont émergé et de caractériser le contexte de leur apparition. Ce travail préliminaire a valeur d’hypothèse.
Ensuite, je conduis un certain nombre d’entretiens individuels auprès d’un échantillon représentatif de salariés (la taille de l’échantillon varie, évidemment, en fonction de celle de l’entreprise). Je tente de valider ou d’invalider les premières hypothèses posées en termes de valeurs pratiquées et, surtout, d’identifier des manières de faire, de se comporter, de décider… associées à chacune d’elles.
Lors d’une deuxième séance de travail avec le groupe projet, je restitue, partage et discute, le matériel recueilli lors des entretiens individuels. Nous construisons ensemble une liste d’une dizaine de valeurs potentiellement pratiquées et nous associons à chacune d’elles cinq propositions qui traduisent la mise en œuvre de la dite valeur dans une situation donnée.
Dans une mutuelle, par exemple, à la valeur « fidélité », sont associées les propositions suivantes :
- Nos adhérents les plus âgés montrent plus d’attachement à la mutuelle que les adhérents les plus jeunes ;
- Si j’en avais la possibilité, je ferais toute ma carrière au sein de la mutuelle ;
- La politique de rémunération de la mutuelle récompense d’abord l’ancienneté ;
- La fidélité des adhérents est intégrée à part entière dans nos garanties et dans notre offre de prix ;
- Les administrateurs sont très attachés à la mutuelle.
Une liste d’une cinquantaine d’items est élaborée. Avec le groupe projet, nous les mixons de manière à les dé-corréler de la valeur à laquelle ils sont associés, puis nous nous mettons d’accord sur une échelle d’évaluation, de préférence à quatre positions du type : totalement d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord et pas du tout d’accord.
Une enquête pour passer de la représentativité à l’exhaustivité
On obtient alors un questionnaire à administrer à la population la plus large possible, l’idéal étant d’interroger l’ensemble des salariés de l’entreprise de manière à passer de la représentativité à l’exhaustivité. Il suffit alors de quantifier les réponses (+2 pour totalement d’accord, +1 pour plutôt d’accord, -1 pour plutôt pas d’accord et -2 pour absolument pas d’accord), d’additionner les scores obtenus par les items associés à la même valeur pour calculer un coefficient de partage de chacune des valeurs. Plus le coefficient est élevé, plus la valeur est pratiquée au sein de l’entreprise.
Dans une organisation du secteur associatif, à l’issue de l’exploitation des 800 réponses de l’enquête réalisée auprès des quelques 1000 salariés, les valeurs testées ont obtenu le coefficient suivant :
- Technicité : 8
- Solidarité : 6
- Proximité : 4
- Convivialité : 0
- Confiance : -2 (méfiance)
- Transversalité : -4 (cloisonnement)
Compte tenu des coefficients obtenus, on peut conclure que les valeurs technicité, solidarité et proximité sont pratiquées, contrairement à la confiance et à la transversalité. Concernant ces deux dernières valeurs, on peut en déduire que les véritables valeurs pratiquées sont plutôt leur opposé : la méfiance pour la première, le cloisonnement pour la seconde.
Une troisième et dernière séance de travail du groupe projet permet de discuter les résultats de l’enquête et de préparer la restitution au comité de direction pour valider le diagnostic culturel.
Un champ de forces
La culture d’entreprise n’est pas uniforme et monolithique. L’énergie qui en résulte alimente la dynamique organisationnelle. C’est en ce sens que la culture est une ressource pour l’entreprise avant d’être un objet de changement. Il convient alors de réaffirmer les valeurs pratiquées positives et de les utiliser comme des points d’appui. Les valeurs pratiquées négatives sont, au contraire, des obstacles à surmonter. Elles constitueront des freins générant de l’opposition et/ou de la résistance au fonctionnement de l’organisation.
On peut, en s’appuyant sur les travaux déjà anciens de Kurt Lewin, représenter le système culturel comme un champ de forces positives et négatives pour l’organisation. La taille des vecteurs symbolise le poids de l’énergie au service ou en opposition à la dynamique organisationnelle.
La culture n’est pas un tout monolithique
N’oublions jamais que la culture n’est pas un tout monolithique. C’est en cela que, de mon point de vue, la notion de cadre de référence est trompeuse. Elle est trop globale et statique. Les valeurs pratiquées, positives et négatives, permettent de mieux comprendre que la culture, réalité éminemment stable en apparence, résulte en fait d’une multitude de forces en tension. L’équilibre culturel n’est pas une donnée exogène, mais une résultante endogène.
En appréhendant la culture de cette manière, on comprend mieux son processus d’évolution. A la suite de nouvelles exigences de performance, quand les valeurs pratiquées deviennent négatives en trop grand nombre par rapport à celles qui restent positives, un déséquilibre se crée. Ce dernier nécessite et, en même temps, permet une évolution de la culture.
Cependant, toutes les valeurs pratiquées ne deviennent pas négatives en même temps. Certaines restent bien positives. Reconnaître et comprendre cette hétérogénéité permet d’utiliser les valeurs pratiquées restées positives comme des points d’appui pour le changement et d’en faire l’axe central de la transformation de l’organisation.
Merci
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bravo