Grâce au confinement, le télétravail a changé de statut : il est passé d’un « nice to have » à un « must have », comme disent les Anglo-saxons. Une fois ce constat fait, pourquoi et comment concevoir de véritables organisations phygitales pour le futur ?
Evolution significative des points de vue
La pratique contrainte du télétravail pendant le confinement a permis de faire évoluer de manière significative le point de vue des uns et des autres sur la question. Il y a encore quelques mois, certains dirigeants étaient convaincus que dans « télétravail » il y avait surtout « télé ». Ils ont constaté que, par lui et grâce à lui, leurs entreprises ont continué à fonctionner, y compris dans certains cas et dans certains domaines mieux qu’avant. Du coup, ils ont largement changé d’avis sur le télétravail.
Inversement, certains salariés, regrettant que leur entreprise soit particulièrement timorée sur le sujet, ont constaté que le télétravail n’avait pas que des avantages : fatigue liée à un fort besoin de concentration, transformation de son salon ou de sa chambre à coucher en bureau, droit à la déconnexion seulement affiché sur les murs, des liens et du liant social avec les collègues de travail qui fondent comme neige au soleil… Le confinement a paru long à certains salariés qui étaient particulièrement impatients de revenir travailler sur site.
Des organisations phygitales
Que disent les enquêtes que ne manquent pas de conduire toutes les entreprises pour analyser la manière dont leurs salariés ont vécu la période de confinement et recueillir leurs attentes pour le futur ? Globalement, d’un côté (dirigeants) comme de l’autre (salariés), tout le monde souhaite un développement du télétravail pour demain. Dans les mois qui viennent, aucune entreprise n’échappera à la négociation ou à la renégociation d’un accord sur le télétravail.
Le terme « phygital », contraction des mots “physique” et “digital”, jusque-là réservé au domaine du marketing pour qualifier un point de vente physique qui intègre les données et méthodes du monde digital, va, dorénavant, concerner aussi les questions d’organisation de l’entreprise et de chacune de ses entités. Toutes les organisations vont, d’une manière ou d’une autre, qu’elles le veuillent ou non, devenir phygitales.
Inversion du point de départ et de la logique de raisonnement
Même si la période de confinement a fait prendre conscience de manière extrêmement concrète des inconvénients du télétravail comme seul et unique modalité de travail, ses avantages, démontrés par l’épreuve des faits, paraissent tellement évidents, notamment d’un point de vue économique, que certaines entreprises envisagent, sans doute de manière un peu excessive, de faire de l’exception d’hier, la règle de demain.
Ce qu’a véritablement permis de changer l’expérience de la période de confinement, ce sont le point de départ et la logique du raisonnement. La question pour demain n’est plus « Pourquoi développer le télétravail ? » mais « Pourquoi continuer à travailler sur site ? »
Qu’est-il est impossible de faire en télétravail et que seul le travail sur site permet ? Sur cette question, les enquêtes convergent pour la plupart sur deux résultats qui, au premier abord pourraient paraître contradictoires mais qui, en fait, ne le sont pas tant que cela.
D’une part, le télétravail, couplé à l’urgence, a permis de rendre la plupart des organisations plus agiles, moins tayloriennes et moins bureaucratiques (autonomisation, communications directes, contournements et transgressions des process, non-respect des circuits de validation habituels…). Des entreprises qui, depuis des années, cherchent à devenir agiles à grands coups de programmes de transformation, ne l’ont jamais été autant que pendant la période de confinement. Cependant, « chassez le naturel, il revient au galop ! » Avec le retour sur site de leurs salariés, ces mêmes entreprises constatent que les anciennes habitudes reviennent aussi vite qu’elles ont été abandonnées.
D’autre part, le télétravail a, semble-t-il, plus perturbé l’activité des organisations souples et réactives que celles des organisations formalisées, structurées et processées. Le travail segmenté et séquencé a été moins chahuté que les interactions simultanées et spontanées. Résultat : plus l’organisation est bureaucratique, au sens propre et non péjoratif du terme, plus le télétravail est plébiscité. D’ailleurs, c’est en général dans les organisations dites agiles que les salariés ont été les plus impatients de revenir travailler sur site. Dans les autres, de retour sur site, ils ont constaté qu’ils continuaient à travailler comme ils le faisaient en télétravail. Du coup, dès qu’ils en ont eu l’opportunité, ils sont retournés travailler chez eux pour s’éviter des temps de transport parfois longs et anxiogènes (les entreprises mettent en place des mesures sanitaires strictes qui ne sont pas toujours respectées dans les transports en commun).
Comment interpréter ses résultats ? Il semble que le télétravail percute deux capacités organisationnelles en particulier : (1) constituer et faire vivre des collectifs de travail dans la durée et (2) faire face à l’incertitude, aux aléas et aux imprévus.
Collectifs de travail : deux grands cas de figure
Au niveau des collectifs de travail, on peut distinguer deux grands cas de figure selon la relation entre performances individuelles et performance collective.
Dans le premier cas, la performance collective est égale à la somme des performances individuelles. Par exemple, la performance d’une équipe commerciale régionale est égale à la somme des performances de chacun des vendeurs qui la composent. Ici, le besoin d’équipe est relativement faible dans la mesure où la performance collective dépend peu des interactions entre les vendeurs.
Dans le second cas, la performance collective est différente de la somme des performances individuelles. Elle peut être supérieure ou inférieure en fonction de la manière dont les membres de l’équipe interagissent ensemble. Ces derniers peuvent être individuellement performants et collectivement défaillants. Au sein d’une équipe de développeurs informatiques, chacun peut très bien jouer parfaitement son rôle dans son coin et l’application ne pas fonctionner ou ne pas répondre aux besoins du client. C’est la même chose dans la rédaction d’un journal : si le rédacteur, le maquettiste et le secrétaire de rédaction ne travaillent pas de concert, il y a peu de chance que l’article soit réussi.
Malgré le développement des outils digitaux collaboratifs tels que Klaxoon, Mural, Muro ou autres Beekast, il semble extrêmement difficile, voire impossible, de constituer et de faire vivre dans la durée un collectif de travail uniquement en distanciel. Les plateformes digitales permettent de tisser des liens nécessaires à la coopération dans une situation donnée, à un moment précis et par rapport à un objet identifié. En revanche, elles sont moins favorables à la production du liant indispensable pour constituer un tout différent de la somme de ses parties. Le liant social nécessite, au moins pour partie, une proximité physique qui seule permet de s’apprivoiser mutuellement en utilisant tous ses sens, et pas seulement la vue et l’ouïe.
Taux de prédictibilité de l’activité
Le cabinet McKinsey distingue quatre grands niveaux d’incertitude :
- Niveau 1 : un futur assez clairement défini ;
- Niveau 2 : des futurs alternatifs avec des probabilités connues ;
- Niveau 3 : toute une série de futurs avec des probabilités variables ;
- Niveau 4 : un futur complètement inédit.
A partir de cette grille d’analyse, on peut calculer le taux de prédictibilité de l’activité d’une entité en répartissant ses missions/activités dans ces quatre catégories et en calculant un pourcentage pour chacune d’elles.
Le taux de prédictibilité de l’activité d’une entité est fort quand, par exemple, ses missions/activités se répartissent de la manière suivante : 50% pour le niveau 1 ; 30% pour le niveau 2 ; 15% pour le niveau 3 ; 5% pour le niveau 4. En revanche, le taux de prédictibilité de l’activité d’une entité sera faible pour une répartition comme : 10% pour le niveau 1 ; 20% pour le niveau 2 ; 50% pour le niveau 3 ; 20% pour le niveau 4.
Plus le taux de prédictibilité de l’activité est fort, plus, toute chose égale par ailleurs, le télétravail est facile à déployer.
Comment s’y prendre concrètement ?
Comment concevoir de véritables organisations phygitales en dépassant la seule question « combien de jours de télétravail accorder ? »
Sauf exception, les entreprises ne pourront pas concevoir la même organisation phygitale pour l’ensemble de leurs entités. Il convient donc, d’abord, de segmenter les entités en fonction d’un double critère : (1) la nature des collectifs de travail à faire vivre et (2) le taux de prédictibilité de leur activité. On s’aperçoit alors que les situations varient fortement entre les directions, et même au sein des directions. On analyse alors, de manière contingente et systémique, à la fois la nature des interactions entre les différents protagonistes d’un même collectif de travail et, en même temps, la prédictibilité de l’activité. On en déduit le mix “télétravail / travail” sur site le plus adapté ainsi que les conditions de succès technologiques, organisationnelles, managériales, sociales… à réunir.
Les entités où la part de télétravail est la plus naturellement la plus importante sont celles où la performance collective est égale à la somme des performances individuelle et où le taux de prédictibilité de l’activité est le plus fort. Et les endroits où il est le plus difficile de minimiser la part du travail sur site sont ceux où la performance collective est différente de la somme des performances individuelles et où le taux de prédictibilité de l’activité est faible.
Cela ne veut pas dire pour autant que ce sont dans les organisations dites agiles que la part de télétravail doit être la plus faible. Cela veut dire que, toute chose égale par ailleurs, une part importante de télétravail est plus exigeante à déployer dans une organisation dont la réactivité et la souplesse sont en grande partie liées à des relations informelles que dans une organisation fortement formalisée, structurée et processée. Les facteurs clés de succès technologiques, organisationnels, managériaux et sociaux seront plus exigeants à réunir et, souvent aussi, plus coûteux.
Une fois ce travail réalisé et l’analyse des convergences/divergences effectuée, on est alors « équipé » pour négocier un accord avec les partenaires sociaux permettant à la fois équité et performance.
Article vraiment intéressant. Alors je l’écrit…
Merci