En s’appuyant sur une vision partielle des travaux de Douglas McGregor qui appréhende le monde de manière binaire (les bons humanistes d’un côté, les méchants superviseurs de l’autre) et que la sociologie des organisations a pourtant permis de largement dépasser depuis près d’un demi-siècle maintenant, certains évangélistes de l’entreprise dite libérée souhaitent affranchir les salariés de toute forme de contrôle pour développer leur autonomie. Ce faisant, ils opposent, implicitement ou explicitement, le contrôle à l’autonomie. Ce réductionnisme ne permet pas de designer des organisations capables de faire au fort degré de complexité qui s’impose aujourd’hui aux entreprises. Explication !
L’autonomie comme réponse à la complexité
Ces dernières décennies, le degré de complexité auquel les entreprises doivent faire face a considérablement augmenté sous la conjonction de quatre phénomènes : (1) l’accroissement du nombre de parties prenantes pris en considération dans leur raisonnement stratégique (voir mon billet à ce sujet) ; (2) la multiplication des facteurs de performance ; (3) l’augmentation de l’incertitude ; (4) l’accélération du rythme des changements.
Selon la loi dite de la variété requise de William Ashby, pour être performante, une entreprise doit adopter une organisation lui permettant de faire face à un degré de complexité au moins égale à celui de son environnement.
Dans un billet précédent, j’ai décrit cinq modèles organisationnels selon leur degré de décentralisation : personnalisé, bureaucratique, pyramidal, dual et cellulaire. Les modèles organisationnels qui permettent de faire face aux plus hauts degrés de complexité sont ceux qui accordent le plus d’autonomie aux entités opérationnelles. L’autonomie est la principale réponse organisationnelle à la complexité. Elle seule permet d’imaginer et de mettre en œuvre des solutions contingentes pour répondre à des problèmes peu prévisibles, voire inédits, et pour sortir des sentier battus, condition sine qua non de l’innovation.
Il n’y a pas d’autonomie sans contrôle
La nuit n’existe pas sans le jour, l’été sans l’hiver, l’ombre sans la lumière… Il en va de même pour l’autonomie. Elle n’existe pas sans le contrôle.
Contrôle et autonomie entretiennent une relation qu’Edgar Morin qualifie de dialogique. Les deux notions sont à la fois antagonistes et complémentaires. N’y voir qu’opposition relève d’une pensée simplificatrice et réductrice.
Pour faire face à la complexité, le problème n’est pas tant d’augmenter le poids de l’autonomie en diminuant celui du contrôle mais, plutôt, d’imaginer des modalités de contrôle qui permettent de développer l’autonomie. Spotify l’a bien compris. Son modèle organisationnel vise à la fois l’autonomie et l’alignement des squads, les entités opérationnelles de base.
Les 4 formes de contrôle qui favorisent l’autonomie
Quelles formes de contrôle favorisent le développement de l’autonomie ? La réponse ne se trouve d’évidence pas du côté des contrôles hiérarchique et processuel. D’autres pistes sont bien plus prometteuses. J’en vois quatre.
D’abord, le contrôle par les pairs à travers ce que Jean-Daniel Reynaud appelle une régulation autonome et Henry Mintzberg un ajustement mutuel. Par un ensemble d’interactions qu’ils nouent entre eux sans l’intervention d’un quelconque tiers, les membres d’une même équipe s’auto-régulent. Quand l’un d’eux ne respecte pas les normes du groupe, il est rappelé à l’ordre par les autres. Cela nécessite des entités opérationnelles de taille suffisamment petite pour que tous les membres puissent se connaître intimement. Le « Small is beautiful » de l’économiste britannique Ernest Schumacher n’a jamais été autant d’actualité qu’aujourd’hui.
Ensuite, le contrôle par les résultats. Le système dit des OKR (Objectives & Key Results), né chez Intel et popularisé par Google, permet, d’une part, une déclinaison fine et précise des objectifs et, d’autre part, des cycles de pilotage courts. Par ailleurs, les applications digitales et le Big Data offrent l’opportunité d’une instrumentation du contrôle par les résultats à grande échelle, en temps réel, à la fois verticale et horizontale et à un coût raisonnable.
La culture est une autre forme de contrôle qui favorise grandement le développement de l’autonomie. A l’image de l’ADN qui permet au corps entier de se trouver à l’intérieur de chacune de ses cellules, une culture d’entreprise forte et partagée se traduit par le fait que chaque entité opérationnelle a intériorisé le même « tout ». En son temps, Michel Crozier, dans L’entreprise à l’écoute, avait déjà bien identifié le gouvernement par la culture, au même titre que le développement de l’autonomie, comme deux des caractéristiques d’un management post-industriel.
Enfin, des approches comme la sociocratie et l’holacratie insistent sur la nécessité de doter les entreprises d’une constitution. Celle-ci n’est rien d’autre que ce que François Jolivet et Christian Navarre, en travaillant sur les grands projets dans les années 1980, avaient appelé des métarègles, c’est-à-dire des règles qui permettent aux entités opérationnelles de déterminer, en toute autonomie, leurs propres règles. Les métarègles sur les principes d’organisation, de gestion et de fonctionnement sont un mode de gouvernance particulièrement favorable à la reconnaissance et au développement de l’autonomie des entités opérationnelles.
Des combinaisons contingentes
Les quatre formes de contrôle – par les pairs, par les résultats, par la culture et par les métarègles – qui favorisent le développement de l’autonomie des entités opérationnelles ne sont pas exclusives les unes des autres. Bien au contraire, elles se renforcent mutuellement.
A chaque entreprise d’être imaginative pour élaborer la combinaison spécifique la plus judicieuse compte tenu des caractéristiques de son contexte d’action.
Des prolongements de ce billet se trouvent dans mon dernier ouvrage “S’inspirer du vivant pour organiser l’entreprise” consacré à l’organisation cellulaire. Vous pouvez accéder à une présentation détaillée de l’ouvrage en cliquant ici.
Excellent article. Merci.