La pensée complexe au service de la transformation

La pensée complexe au service de la transformation

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La capacité de l’entreprise à continuer d’assurer sa production pendant la durée du changement a longtemps constitué l’un des principaux problèmes de la conduite du changement : « Pendant les travaux, la vente continue ». Aujourd’hui, avec l’accélération du rythme des changements et la complexification des environnements, les travaux sont devenus permanents.

Du coup, il ne s’agit plus de s’organiser, puis se transformer pour s’organiser autrement. Il faut, au contraire, s’organiser et se transformer simultanément en continu. La transformation n’est plus un épisode temporaire délimité dans le temps avec un début et une fin, mais un processus permanent et continu. La double structure, évoquée dans un billet précédent, permet, de manière opérationnelle, de s’organiser en se transformant et de se transformer en s’organisant.

Mais relier l’organisation à sa transformation et, ainsi, faire de cette dernière un processus permanent et continu, nécessite aussi d’appréhender le « monde » de manière différente. Dans la lignée des travaux d’Edgar Morin, il faut adopter les principes de ce que l’on nomme maintenant couramment la « pensée complexe ».

L’équipe de direction, d’abord !

Ce changement de « paire de lunettes » concerne au premier chef les membres de l’équipe de direction. Ils doivent prendre conscience qu’ils sont en charge, non plus séquentiellement mais simultanément, de deux fonctions à la fois complémentaires et antagonistes : l’organisation et la transformation. Ils doivent intégrer que l’une ne peut plus passer après l’autre, mais que, au contraire, ces deux fonctions sont d’égale importance et qu’elles nécessitent le même engagement et la même quantité d’énergie en continu.

Dans la double structure, cela se traduit par leur appartenance à deux instances : un comité de direction et un comité de pilotage. Au sein de chacune d’elles, ils doivent adopter des comportements différents, complémentaires, mais également potentiellement antagonistes. Ils doivent ainsi penser de manière complexe. Cela nécessite la mise en place de temps spécifiques et dédiés pendant les réunions des deux instances.

Au-delà, les ateliers des projets de transformation sont de bonnes opportunités pour amorcer le processus au sein du corps social. Il s’agit moins, comme dans les sessions de formation traditionnelles, de faire entrer les parties prenantes dans l’organisation (en leur permettant d’acquérir les compétences requises par l’organisation), que de faire entrer l’organisation dans la « tête » des parties prenantes. La problématique est moins procédurale que cognitive : il s’agit plus  « d’émanciper » que de seulement « former ».

A l’amorce d’un atelier, dans le cadre d’un temps « pédagogique », on peut insister sur trois idées clés en s’appuyant à chaque fois sur des images et des métaphores.

Passer du monde du « OU » au monde du « ET »

Grâce à l’image de Boring, la première idée consiste à mettre l’accent sur le fait que, en matière de complexité, il n’y a pas de « vérité » absolue. On peut avoir plusieurs représentations d’une même réalité : voyez-vous une jeune fille ? Une vieille dame ? Ou les deux en même temps ? Ce n’est pas l’une ou l’autre, c’est l’une et l’autre.

L’image de Boring illustre à merveille le passage du monde du « OU » au monde du « ET » qui caractérise, au premier chef, la complexité.

Des aveugles et un éléphant

Pour illustrer la seconde idée, on peut utiliser la fable des aveugles et de l’éléphant de John Godfrey Saxe. « Six aveugles rencontrent un éléphant. Le premier arrive par le côté et, du coup, touche l’un de ses deux flans. Immédiatement, il dit aux autres : cet éléphant est un mur ! Les autres s’attendent donc à trouver un mur. Mais le deuxième arrive par devant. Il attrape alors la trompe en s’exclamant : mais non ! Cet éléphant n’est pas un mur, mais un tuyau. Le troisième arrive par derrière, il  empoigne la queue : cet éléphant n’est ni un mur ni un tuyau, c’est une ficelle. Le quatrième marche à quatre pattes et entre en contact avec une patte : cet éléphant est massif, c’est un pylône. Etc… Et la fable raconte que les aveugles discutent sans fin sans arriver à se mettre d’accord sur un éléphant qu’aucun d’eux n’a vu ».

Dans le monde de la complexité, si on n’est pas aveugle, on est au moins borgne ou myope. Une des caractéristiques d’une réalité complexe est qu’on ne peut en avoir qu’une représentation partielle. Nos rationalités sont limitées, mais différemment en fonction de qui nous sommes, d’où on vient, mais surtout du rôle que l’on joue dans l’organisation. Le Directeur du Marketing ne perçoit pas le projet stratégique comme le Directeur Financier ou le DRH. Leur différence de perception résulte d’abord et avant tout de la division du travail entre eux.

Partiel n’est pas synonyme de partial

Mais personne n’a raison ou tort. Chaque perception fournit un éclairage différent et, le plus souvent, complémentaire de la même réalité. Dans une situation complexe, il convient de :

  • avoir conscience de sa perception et de son cadre de référence ;
  • renoncer à considérer sa perception comme unique ;
  • réaliser que ce cadre de référence et celui des autres peuvent être différents ;
  • accepter la perception des autres.

Ce mouvement en quatre temps permet à chacun de prendre conscience que sa représentation de la réalité est partielle. Il évite ainsi qu’elle devienne partiale, c’est-à-dire de prendre une partie, celle qu’il perçoit, pour le tout.

Dans le monde de la complexité, c’est en multipliant les points de vue et en tirant profit de leur différence qu’on arrive à avoir la représentation la plus riche d’un problème et d’un éventail de solutions. C’est en combinant des éclairages différents qu’on peut accroître l’intelligibilité par touches successives.

Sortir du cadre

La troisième et dernière idée tient à la nécessité de « sortir du cadre » originel et d’adopter un « méta » point de vue pour trouver des complémentarités entre des logiques a priori antinomiques.

A cet égard, la lithographie d’Escher « Mains dessinant » est particulièrement parlante. Le paradoxe des deux mains se dessinant l’une l’autre est levé si on considère la main d’Escher elle-même réalisant le dessin en se situant à un « méta » niveau, c’est-à-dire en sortant du cadre de la lithographie.

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