Les polarités organisationnelles : première partie

Les polarités organisationnelles : première partie

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Dans un billet précédent, j’ai présenté de manière globale les 5 paramètres de conception d’une organisation (l’allocation de l’autorité, le regroupement des activités, l’orientation de l’action, la responsabilité de la performance et la régulation des comportements) en précisant que chacun d’eux était un couple de forces en tension à la fois complémentaires et antagonistes.

Chacune des forces opposées (par exemple la centralisation et la décentralisation pour l’allocation de l’autorité, premier des cinq paramètres de conception) présente des avantages et des inconvénients. D’ailleurs, les avantages de l’une sont les inconvénients de l’autre, et réciproquement. Le designer organisationnel cherche à les combiner pour trouver le dosage permettant de tirer le meilleur parti de chacune d’elles en fonction des caractéristiques du contexte d’action de l’organisation.

Les enseignements du Yin-Yang

En s’appuyant sur les enseignements du Yin-Yang, on peut ajouter trois caractéristiques à cette première propriété des couples de forces en tension.

D’abord, chacune des forces représente à la fois un état et un processus. Quand on dit d’une organisation qu’elle est plutôt centralisée ou plutôt décentralisée, on qualifie un état. Mais on peut aussi utiliser la centralisation pour exprimer un mouvement centripète, qui dirige le pouvoir de décision vers le sommet de l’organisation et le concentre dans un nombre de mains de plus en plus réduit. La décentralisation, quant à elle, qualifie le processus contraire, c’est-à-dire le mouvement centrifuge qui rapproche le pouvoir de décision de la base de l’organisation et le partage entre un nombre de personnes de plus en plus important. Dans un cas on qualifie une réalité statique, un état ; dans l’autre, un processus dynamique.

Ensuite, tout comme il y a toujours du Yin dans le Yang et du Yang dans le Yin, les deux forces de chaque paramètre de conception n’existent jamais à l’état pur indépendamment l’une de l’autre. Par exemple, dans une organisation formelle, il y a toujours un peu d’informel. J’ai même montré (voir mon billet consacré à la régulation des comportements)  que, contrairement à certains fantasmes, c’était indispensable au fonctionnement de toute organisation, aussi mécaniste soit elle. L’inverse est également vrai : il n’existe pas d’organisation uniquement informelle. C’est donc par abus de langage que l’on parle d’organisations formelles ou encore d’organisations individuelles, d’organisations centralisées…

Enfin, les forces organisationnelles de chaque couple oscillent dans un mouvement perpétuel, c’est-à-dire que quand elles parviennent à leur maximum, elles se transforment en leur envers. C’est ce que certains nomment l’effet balancier : « Après avoir décentralisé notre organisation il y a quelques années, on a pour projet de la centraliser à nouveau. » Les approches traditionnelles du design organisationnel convoquent l’effet balancier pour qualifier un dysfonctionnement ou un manque de constance de l’équipe de direction. Dans une optique dynamique telle que celle du Yin-Yang, on y voit au contraire un attribut fondamental de l’organisation qui permet d’anticiper la dynamique dans laquelle elle se trouvera inévitablement après avoir atteint le maximum d’une des deux forces composant chacun des cinq paramètres de conception. Au sein de chaque paramètre de conception, les deux forces en tension ne sont pas seulement des opposés. Elles sont aussi le futur l’une de l’autre.

Des polarités à gérer bien plus que des problèmes à résoudre

Les enseignements du Yin-Yang nous invitent à sortir de la logique du OU (décentralisée OU centralisée) et à adopter celle du ET (centralisation ET décentralisation). On peut alors considérer que le design organisationnel doit moins résoudre des problèmes que gérer des polarités. Quand on diagnostique que son organisation est trop centralisée et qu’il conviendrait de la décentraliser, raisonner en termes de OU consiste à considérer la centralisation comme un problème et la décentralisation comme une solution. Ce faisant, on oublie qu’une fois décentralisée, le contexte évoluant, l’organisation aura inévitablement besoin, à un moment ou à un autre, d’être re-centralisée. A ce moment-là, la décentralisation ne sera plus la solution et deviendra le problème.

En fait, le couple centralisation/décentralisation, comme les cinq autres paramètres de conception, n’est ni un problème ni une solution. Il convient plutôt de gérer leur polarité. Cela revient à considérer que : (1) l’organisation est toujours en mouvement d’une force vers l’autre ; (2) quand elle atteint le maximum d’une force, elle amorce inévitablement un mouvement en sens inverse ; (3) le maximum des forces varie au fil du temps en fonction de l’évolution des caractéristiques du contexte d’action de l’organisation.

Des systèmes artificiels

Chaque force possède une borne qui représente, à un moment donné, son état le plus adapté aux caractéristiques de l’organisation et de son contexte d’action. Les bornes de chaque force se déplacent dans le temps en fonction de l’évolution des facteurs de contingence. On retrouve ce même phénomène dans la nature. Le jour succède toujours à la nuit mais leur durée respective varie en fonction des saisons. Les jours sont plus longs en été qu’en hiver.

La borne d’une force représente un seuil au-delà duquel elle se transforme en son envers. Dit autrement, quand une organisation dépasse sa borne de centralisation, elle doit entamer un mouvement de décentralisation. Ce mouvement de balancier serait automatique si l’organisation d’une entreprise était un système naturel comme celle du corps humain ou des saisons. Après une inspiration, l’homme n’a pas d’autre choix que d’expirer. Cela devient un réflexe automatique et inconscient.

Mais les entreprises sont des artefacts créés et conçus par l’homme pour répondre à ses besoins. Pour reprendre l’heureuse expression d’Herbert Simon, l’organisation d’une entreprise n’est pas naturelle mais artificielle. Du coup, quand une force dépasse sa borne, elle ne se transforme pas automatiquement en son envers comme dans la nature. Il faut une action humaine pour la déclencher. Et tant que cette dernière n’intervient pas, la force qui a dépassé sa borne entre en conflictualité avec celle qui lui est opposée. Le dosage entre les deux forces opposées n’est plus adapté au contexte d’action de l’organisation appréhendé à partir des facteurs de contingence. L’équilibre est rompu et laisse place à un déséquilibre. A ce moment-là, l’aspect antagoniste des deux forces prend le dessus sur leur complémentarité, les avantages se transformant en inconvénients. On parle alors de dysfonctionnement organisationnel.

Cet article est un extrait de mon ouvrage “L’organisation en mouvement. Adopter le changement permanent” accessible en cliquant ici.

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