Quand une réorganisation chasse l’autre

Quand une réorganisation chasse l’autre

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Chez un de mes clients, l’un de mes interlocuteurs me disait avoir le sentiment de vivre depuis plusieurs années sans organisation. Ne comprenant pas très bien son propos, je lui demandai de le préciser : « Toutes ces réorganisations n’ont jamais existé que sur le papier. Alors oui, des organigrammes, on en a faits. Mais sur le terrain, c’est, débrouilles toi tout seul. Aujourd’hui, plus personne ne sait où il habite. » Cette entreprise, comme beaucoup d’autres, change d’organigrammes à un rythme soutenu. Mais ses modes de fonctionnement, eux, n’ont jamais le temps de véritablement s’ancrer dans le réel. L’organisation devient alors une sorte de sable mouvant qui se dérobe sous les pieds. Du coup, elle est plus un handicap et un frein qu’une ressource pour l’action, sa véritable finalité. Comment éviter ces écueils quand on n’a pas achevé une réorganisation qu’il faut déjà amorcer la suivante ?

Quand la périodicité du changement devient plus courte que sa durée

Nous avons changé de monde. Hier, la périodicité des modifications de l’environnement -l’espace de temps qui sépare deux événements déclencheurs d’un changement (l’arrivée d’une nouvelle réglementation, l’entrée d’un nouveau concurrent sur le marché, l’apparition d’une nouvelle technologie…)- était supérieure à la durée des changements organisationnels, c’est-à-dire au temps qu’il fallait aux entreprises pour passer d’une organisation à l’autre. Les moments de changement encadraient alors des périodes de stabilité plus ou moins longues selon le degré de stabilité des secteurs d’activité. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : la périodicité des changements est devenue plus courte que leur durée de mise en œuvre. Ce phénomène s’observe dans la quasi-totalité des secteurs d’activité, y compris les plus conservateurs.

Le rythme des modifications de l’environnement, et donc leur périodicité, varie bien entendu selon les secteurs. Il est, par exemple, plus rapide dans le secteur des microprocesseurs ou encore dans le digital que dans le domaine de la protection sociale. La capacité des entreprises à changer d’organisation est également variable : l’entreprise de microprocesseurs la plus bureaucratique se réorganise beaucoup plus rapidement que l’organisme de protection sociale le plus agile.

Ces dernières années, les entreprises de tous secteurs ont d’évidence beaucoup progressé en matière de management du changement. Elles ont nettement amélioré leur capacité à changer. Dorénavant, elles déploient leurs changements d’organisation avec un taux de réussite bien plus élevé, beaucoup plus rapidement et de manière bien plus efficiente. Seulement, dans tous les secteurs d’activité, le rythme des changements, dicté par la turbulence des environnements économique, technologique, socio-culturel, politique… s’est accéléré davantage. Cela explique pourquoi, malgré des variations sectorielles conséquentes, quel que soit le secteur d’activité, la périodicité des changements organisationnels est dorénavant plus courte que leur durée de mise en œuvre.

Du coup, les entreprises n’ont pas terminé un changement d’organisation qu’elles doivent déjà amorcer le suivant dans un enchaînement sans fin. Le changement organisationnel a bel et bien changé de nature. Il est stérile, voire risqué de continuer à l’envisager comme un moment en soi borné dans le temps avec un début et une fin. Il convient plutôt de l’appréhender comme un processus permanent et continu et de modifier en conséquence ses pratiques et dispositifs de design organisationnel.

De l’alignement stratégique à l’agilité organisationnelle

La plupart des démarches de design organisationnel relèvent aujourd’hui encore de la logique de l’alignement stratégique. Cette approche, qui  trouve ses origines dans les travaux de l’historien Alfred Chandler, est composée de cinq grandes étapes : (1) modification substantielle du contexte d’action de l’entreprise ; (2) choix d’un positionnement concurrentiel différent et formalisation d’une nouvelle vision stratégique ; (3) constat que l’organisation en place ne permet pas de déployer cette nouvelle vision ; (4) design d’une nouvelle organisation alignée à la vision ; (5) mise en œuvre de la nouvelle organisation. Dans cette perspective, la question au cœur du design organisationnel est : « Comment concevoir une organisation permettant de déployer une vision stratégique donnée ? » Puis vient une question de conduite du changement que l’on peut formuler ainsi : « Comment mettre en œuvre une organisation conformément à la manière dont elle a été conçue ? »

L’approche de l’alignement stratégique a fait les beaux jours du design organisationnel. Mais, quand la périodicité des changements d’organisation est plus courte que leur durée de mise en œuvre, elle devient insuffisante, voire contre-productive. La vision stratégique ne peut plus être la principale porte d’entrée du design organisationnel puisqu’elle est caduque avant même d’être déployée. La question centrale n’est plus « Comment designer une organisation à partir d’une vision stratégique donnée ? » mais « Comment favoriser la capacité de changement d’une organisation pour faire face à des évolutions d’environnement permanentes, rapides et pour partie imprévisibles ? ». C’est bien la finalité même du design organisationnel qui change : il s’agit moins de rechercher l’alignement stratégique que le développement de l’agilité.

Adopter une représentation dynamique des organisations

Appréhender le changement organisationnel comme un processus permanent et continu, et non comme un moment en soi borné dans le temps avec un début et une fin, nécessite de changer de « paire de lunettes ». Il faut adopter une vision du monde dynamique dans laquelle toute chose est pensée comme étant par essence en mouvement et en perpétuelle évolution.

Une telle vision du monde est au cœur des travaux actuels sur la complexité qui, appréhendant le réel dans son mouvement perpétuel, se concentrent davantage sur le « devenir » que sur « l’être ». Ce regard n’a rien de nouveau. C’était déjà celui de certains philosophes comme Henri Bergson ou encore William James, mais aussi celui d’Héraclite il y a environ 2500 ans et, à peu près à la même époque, celui de Lao-Tseu.

Toutes ces approches s’accordent sur au moins un point : le mouvement perpétuel, essence de toute chose, s’explique par la complémentarité des opposés, c’est-à-dire par la conjonction de forces à la fois antagonistes et complémentaires. Prenons l’exemple d’un cycliste pour bien comprendre cette idée fondamentale pour notre propos. S’il veut se rendre d’un point A à un point B et qu’il ne peut suivre qu’une ligne droite parce que son guidon est fixe, le cycliste ne pourra pas garder son équilibre sur le vélo et, donc, arriver à destination. Pour se rendre au point B et garder son équilibre, il doit pouvoir utiliser son guidon pour osciller de part et d’autre de la ligne droite. Les oscillations sont opposées (à droite puis à gauche, puis à droite et ainsi de suite) et, en même temps, complémentaires : grâce à elles, le cycliste trouve un équilibre sur son vélo qui permet son déplacement. Notons également que quand il exerce une pression sur la pédale avec sa jambe droite pour avancer, il repose sa jambe gauche, et inversement. Pendant qu’une jambe travaille, l’autre se repose.

Appliquer cette vision du monde aux organisations nécessite d’arrêter de les appréhender de manière mécaniste comme des machines formées de rouages bien huilés. Il convient au contraire de les penser comme des compromis éphémères résultants de forces en tension. Leurs dimensions centrale et locale, verticale et horizontale, formelle et informelle… s’entrechoquent et, en même temps, se complètent. Elles sont indissociables les unes des autres et forment ensemble l’unité que constitue toute organisation. Pour les appréhender, il faut penser de manière inclusive et non de façon exclusive, envisager le « ET » plutôt que le « OU », ce que Wendy Smith, Marianne Lewis et Michael Tushman nomment le Both/And Leadership.

Deux processus organisationnels de base

Des penseurs aussi éminents que James March et Herbert Simon ou encore Henry Mintzberg s’accordent au moins sur un point : une organisation résulte de la conjonction de deux processus de base, la division du travail et la coordination des efforts. Même s’ils n’ont pas toujours été appréhendés comme tel, ces deux processus sont bien à la fois complémentaires et antagonistes. La force centripète que constitue toute coordination des efforts compense les aspects centrifuges de la division du travail. Plus le travail est divisé, plus le besoin de coordination est important. En même temps, au titre de la nécessaire coordination, les composants d’un système doivent accepter une restriction de leur autonomie, de leur liberté d’action et, donc, de leur différenciation. Dans certains cas même, ils ont le sentiment d’étouffer et considèrent que l’organisation a sacrifié toute forme de singularité sur l’autel de la coordination. Division du travail et coordination des efforts ne sont pas seulement complémentaires. Les deux processus organisationnels de base sont aussi irréductiblement antagonistes.

L’inspiration et l’expiration permettent la respiration et, ce faisant, la vie humaine. Il en va de même dans les organisations. Parce qu’elle permet la circulation de l’énergie entre leurs composants et donc le mouvement, la complémentarité des opposés des deux processus de base est à l’origine de la vie organisationnelle. Sans tension point de vie ! En suivant la proposition de Wendy Smith et Marianne Lewis, nous dirons que la tension est latente et produit du mouvement en favorisant la circulation de l’énergie entre les composants du système tant que les deux processus organisationnels de base sont en équilibre, c’est-à-dire tant que leur dimension complémentaire l’emporte sur leur aspect antagoniste. Quand cela n’est plus le cas, quand les deux processus entrent en déséquilibre, la tension devient manifeste et l’avantage se transforme en inconvénient. La tension bloque la circulation de l’énergie entre les composants du système. Le manque de mouvement embolise l’organisation et, ce faisant, entrave son fonctionnement.

Les paramètres de conception : des couples de forces en tension

Les paramètres de conception sont les leviers actionnables par le designer pour façonner une organisation, c’est-à-dire pour structurer la division du travail et la coordination des efforts. Dans une perspective dynamique, les paramètres de conception doivent être pensés, non plus comme les rouages d’une machine, mais, à la manière des deux processus qu’ils permettent de structurer, comme des couples de forces à la fois antagonistes et complémentaires. On peut dès lors caractériser cinq grands paramètres de conception interdépendants : l’allocation de l’autorité, le regroupement des activités, l’orientation de l’action, la responsabilité de la performance et la régulation des comportements.

Les couples de forces en tension, à la fois antagonistes et complémentaires, de chacun des cinq paramètres de conception sont les suivants :

  • le central et le local pour l’allocation de l’autorité ;
  • le fonctionnel et le divisionnel pour le regroupement des activités ;
  • le vertical et l’horizontal pour l’orientation de l’action ;
  • l’individuel et le collectif pour la responsabilité de la performance ;
  • le formel et l’informel pour la régulation des comportements.

Chacune des deux forces de chaque paramètre de conception présente des avantages et des inconvénients. D’ailleurs, les avantages de l’une sont les inconvénients de l’autre, et réciproquement. Le designer organisationnel cherche à les combiner pour trouver le dosage permettant de tirer le meilleur parti de chacune d’elles en fonction du contexte d’action de l’organisation. Ainsi, par exemple, l’allocation centrale de l’autorité permet de prendre des décisions rapidement et de manière homogène quand l’allocation locale de l’autorité vise, elle, à tirer le meilleur parti de la diversité des compétences et de la proximité opérationnelle.

Les enseignements du Yin-Yang

En s’appuyant sur les enseignements du Yin-Yang, en plus de leur dimension à la fois antagoniste et complémentaire, on peut ajouter trois autres propriétés aux deux forces qui composent chacun des paramètres de conception.

D’abord, chacune des forces représente à la fois un état et un processus. Quand on dit d’une organisation qu’elle est plutôt centralisée ou plutôt décentralisée, on qualifie un état. Mais on peut aussi utiliser la centralisation pour exprimer un mouvement centripète, qui dirige le pouvoir de décision vers le sommet de l’organisation et le concentre dans un nombre de mains de plus en plus réduit. La décentralisation, quant à elle, qualifie le processus contraire, c’est-à-dire le mouvement centrifuge qui rapproche le pouvoir de décision de la base de l’organisation et le partage entre un nombre de personnes de plus en plus important. Dans un cas on qualifie une réalité statique, un état ; dans l’autre, un processus dynamique.

Ensuite, tout comme il y a toujours du Yin dans le Yang et du Yang dans le Yin, les deux forces de chaque paramètre de conception n’existent jamais à l’état pur indépendamment l’une de l’autre. Par exemple, dans une organisation formelle, il y a toujours un peu d’informel. C’est même indispensable au fonctionnement de toute organisation, aussi mécaniste soit elle. L’inverse est également vrai : il n’existe pas d’organisation uniquement informelle. C’est donc par abus de langage que l’on parle d’organisations formelles ou encore d’organisations verticales, d’organisations centralisées…

Enfin, les forces organisationnelles de chaque couple oscillent dans un mouvement perpétuel, c’est-à-dire que, quand elles sont parvenues à leur maximum, elles se transforment en leur envers. C’est ce que certains nomment l’effet balancier : « Après avoir décentralisé notre organisation il y a quelques années, on a pour projet de la centraliser à nouveau. » Les approches traditionnelles du design organisationnel dans la logique de l’alignement stratégique convoquent l’effet balancier pour qualifier un dysfonctionnement ou un manque de constance de l’équipe de direction. Dans une optique dynamique, on y voit au contraire un attribut fondamental de l’organisation qui permet d’anticiper le mouvement dans lequel elle se trouvera inévitablement après avoir atteint le maximum d’une des deux forces de chacun des cinq paramètres de conception. Les deux forces en tension de chacun des paramètres de conception ne sont pas seulement des opposés. Elles sont aussi le futur l’une de l’autre.

Des polarités à gérer plus que des problèmes à résoudre

Appréhender le changement organisationnel comme un processus permanent et continu nécessite de sortir de la logique du OU (décentralisée OU centralisée) et d’adopter celle du ET (centralisation ET décentralisation). Pour ce faire, il faut considérer que le design organisationnel s’attache moins à résoudre des problèmes qu’à gérer des polarités. Quand on diagnostique que son organisation est trop centralisée et qu’il conviendrait de la décentraliser, raisonner en termes de OU consiste à considérer la centralisation comme un problème et la décentralisation comme une solution. Ce faisant, on oublie qu’une fois décentralisée, le contexte évoluant, l’organisation aura inévitablement besoin, à un moment ou à un autre, d’être centralisée à nouveau. A ce moment-là, la décentralisation ne sera plus la solution et deviendra le problème.

En fait, le couple centralisation/décentralisation, comme les cinq autres paramètres de conception, ne sont ni des problèmes ni des solutions. Il convient plutôt de gérer leur polarité. Cela revient à considérer que : (1) au sein de chacun des cinq paramètres de conception, l’organisation est toujours en mouvement d’une force vers l’autre ; (2) quand elle atteint le maximum d’une force, elle amorce inévitablement un mouvement en sens inverse ; (3) le maximum des forces varie au fil du temps en fonction de l’évolution des caractéristiques du contexte d’action de l’organisation.

Le Polarity Management : un outil bien pratique

Barry Johnson nous fournit un outil très pratique pour gérer la polarité de chacun des couples de forces organisationnelles : le Polarity Management. Pour chacun des cinq paramètres de conception, il s’agit de construire un tableau comportant deux lignes, deux colonnes et donc quatre cadrans. La colonne de gauche représente la première des deux forces du couple choisi, la colonne de droite la force opposée. Dans la ligne supérieure figurent les avantages organisationnels tirés de chacune des forces quand elles sont en équilibre (quand leur dimension complémentaire l’emporte sur leur aspect antagoniste et que la tension reste latente), c’est-à-dire quand le dosage entre les deux forces est adapté au contexte d’action de l’organisation. Dans la ligne inférieure sont précisés les dysfonctionnements organisationnels issus de chacune des forces quand elles sont en déséquilibre (leur dimension antagoniste l’emporte sur leur aspect complémentaire, la tension devenant ainsi manifeste), c’est-à-dire quand le dosage entre les deux forces n’est plus adapté au contexte d’action de l’organisation.

Le design organisationnel dans un contexte de changement permanent ne consiste pas à résoudre des problèmes mais à gérer la polarité de couples de forces à la fois antagonistes et complémentaires. Il s’agit de trouver, en fonction des moments, le juste équilibre entre la centralisation et la décentralisation au regard des caractéristiques du contexte d’action de l’organisation de manière à ce que la tension entre les deux forces reste latente et ne devienne pas manifeste. Latente, la tension permet à l’énergie de circuler entre les composants du système de manière à ce qu’il atteigne son but. Manifeste, la tension empêche l’énergie de circuler et ne permet plus aux composants d’interagir suffisamment correctement pour que le système parvienne à ses fins.

L’exemple de la polarité centrale/locale

Quand l’organisation se trouve dans le cadran inférieur droit du couple centralisation/décentralisation, cela veut dire que, compte tenu des caractéristiques de son contexte d’action, le niveau de centralisation de certains processus de décision est trop fort et entre en déséquilibre avec le niveau de décentralisation requis. Ce déséquilibre transforme la tension latente entre les deux forces en tension manifeste qui se traduit par des dysfonctionnements organisationnels. Résoudre ces derniers consiste à accroître la décentralisation et/ou à réduire la centralisation de certains processus permettant ainsi de passer du cadran inférieur droit au cadran supérieur gauche. Une fois ce dernier atteint, les deux forces seront à nouveau en équilibre. La tension redeviendra latente et il sera possible de tirer à nouveau parti des avantages de la décentralisation dans sa complémentarité avec la centralisation.

En poursuivant ce même mouvement, l’organisation basculera inévitablement dans le cadran inférieur droit, c’est-à-dire que la décentralisation aura dépassé sa borne, les deux forces se trouveront alors à nouveau en déséquilibre. Les dysfonctionnements organisationnels seront à ce moment-là liés aux inconvénients générés par un trop fort niveau de décentralisation aux dépens du niveau de centralisation requis. Il sera alors nécessaire d’envisager des actions visant à augmenter la centralisation et/ou à réduire la décentralisation pour passer du cadran inférieur droit au cadran supérieur gauche. En poursuivant ce même mouvement, l’organisation reviendra nécessairement à un moment ou à un autre au point de départ de notre exemple, c’est-à-dire au cadran inférieur droit.

Des polarités plus ou moins bien gérées

Ce mouvement entre les quatre cadrans est donc infini. En cela, le design organisationnel dans un contexte de changement permanent consiste à gérer la polarité des couples de forces en tension et non à résoudre des problèmes d’organisation ponctuels. Mais ces polarités peuvent être plus ou moins bien gérées. Une polarité bien gérée se traduit par le fait que l’organisation passe l’essentiel de son temps dans les cadrans supérieurs, ceux qui permettent de tirer parti des avantages issus de la complémentarité entre les deux forces organisationnelles, et un temps réduit dans les deux cadrans inférieurs où surgissent des dysfonctionnements organisationnels liés à la dimension antagoniste des deux forces opposées.

Bien gérer la polarité d’un couple de forces organisationnelles nécessite ainsi de : (1) identifier le plus rapidement possible quand une force du couple dépasse sa borne ; (2) déclencher le mouvement inverse pour faire disparaître les dysfonctionnements liés à l’aspect antagoniste des deux forces ; (3) et mettre en place des actions permettant de tirer le meilleur parti des avantages organisationnels associés à la complémentarité des deux forces opposées.

Eviter toute forme brutale de réorganisation

Dans l’optique de l’alignement stratégique, un changement s’impose quand l’organisation en place ne permet plus de déployer la vision stratégique envisagée. Cette vision du monde est on ne peut plus statique. Reprenons un point de vue dynamique en remontant à l’une de ses sources. « On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve » est sans doute l’un des Fragments les plus connus d’Héraclite. Poursuivant l’analogie avec le design organisationnel, les approches traditionnelles, contrairement au philosophe d’Ephèse, se sont davantage intéressées aux berges qu’au fleuve lui-même. Elles ont considéré qu’il y avait changement quand, sortant de son lit, le fleuve changeait de forme et que ses berges, naturelles et/ou artificielles, s’en trouvaient modifiées. Mais dans le monde d’aujourd’hui où la périodicité des changements est plus courte que leur durée de mise en œuvre, on n’a pas terminé de réaménager les berges que le fleuve sort à nouveau de son lit.

Pour Héraclite, le changement concerne d’abord le fleuve lui-même et pas seulement la forme de ses berges. Dans la mesure où il ne cesse de s’écouler, le fleuve est par essence même en mouvement. Dès lors, il ne s’agit pas de modifier ses berges une fois de temps en temps aux moments où il sort de son lit. Il convient plutôt de les aménager au quotidien pour favoriser la fluidité du fleuve -c’est-à-dire son mouvement naturel- et, ce faisant, éviter qu’il sorte de son lit.

Adopter une vision dynamique des organisations permet alors d’assigner une finalité renouvelée au design organisationnel dans un contexte de changement permanent : concevoir des organisations favorisant le mouvement naturel en leur sein. Il s’agit au premier chef d’éviter les embolies entravant trop fortement leur fluidité et se traduisant par des dysfonctionnements qui rendent les réorganisations inévitables. A la manière d’un acupuncteur dont le but principal est d’éviter que ses patients tombent malades plutôt que de les soigner, la finalité du design organisationnel dans un contexte de changement permanent est d’éviter toute forme brutale de réorganisation par des ajustements organisationnels au fil de l’eau. Là où le design traditionnel était d’abord et avant tout curatif, le design refondé est surtout préventif.

Cela a une conséquence fondamentale sur la manière d’appréhender le changement : il cesse d’être un problème de management pour devenir une question d’organisation. Il ne s’agit plus de concevoir et de piloter des démarches pour passer d’une organisation à l’autre mais de développer la capacité des organisations à changer.

En guise de conclusion

Comme le suggère Naomi Stanford, cette nouvelle finalité nécessite que le design organisationnel opère une double mutation. D’une part, il doit devenir une capacité d’action ancrée dans les pratiques internes et plus seulement une boîte à outils utilisée par des consultants externes. D’autre part, il doit être déployé de façon continue et non uniquement de manière ponctuelle au moment des réorganisations. Comment procéder concrètement ?

Il convient de mettre en place un comité organisation en charge de l’animation du processus de design organisationnel permanent et continu. Ce comité, animé par la personne en charge du développement des organisations, est composé de membres représentatifs de la diversité organisationnelle. Il se réunit à échéances régulières pour gérer la polarité de chacun des cinq paramètres de conception.

Ce comité conduit tous les travaux de collecte et d’analyse des informations nécessaires à la prise de décision qui, elle, reste de la responsabilité de l’organe en charge de la direction de ladite organisation, un comité de direction par exemple. Il conseille, recommande mais ne décide pas. Pourquoi ? Dans un contexte de changement permanent, les organisations doivent faire simultanément deux choses de manière permanente et continue : délivrer et changer. Confier chacune de ces finalités à des organes de décision différents fait courir le risque d’une organisation schizophrénique où le run et le build sont désarticulés. Pour que les évolutions organisationnelles soient en prise avec la réalité et qu’elles puissent être mises en œuvre en temps réel, il faut un seul et unique organe de décision. S’il n’est pas décisionnaire, le comité organisation est en revanche garant de la mise en œuvre des aménagements organisationnels décidés par le comité de direction dans le cadre de la gestion de la polarité de chacun des cinq paramètres de conception.

La participation au comité organisation est temporaire. Ses membres sont régulièrement remplacés, tous les dix-huit mois par exemple. Mais leur contribution est reconnue au sein de l’entreprise : du temps leur est officiellement alloué (ce qui nécessite souvent de revoir la charge de travail associée à leur fonction principale), des objectifs en matière de design organisationnel leur sont fixés, les résultats obtenus sont intégrés à l’évaluation de leur performance et à l’évolution de leur rétribution.

Bref, en dehors du responsable du développement des organisations (et, éventuellement, de son équipe dans les grandes entreprises), les contributions en termes de design organisationnel prennent la forme de rôles part-time tenus en plus d’une fonction principale mais reconnus officiellement au sein de l’entreprise.

Des prolongements de ce billet se trouvent dans mon dernier ouvrage “L’organisation en mouvement. Adopter le changement permanent” accessible en cliquant ici.

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