La notion de raison d’être, remise sur le devant de la scène par la loi PACTE, recentre l’entreprise sur son utilité sociale en l’inscrivant, non pas seulement dans un marché voire un secteur d’activité, mais dans la société toute entière. Intégrer sa raison d’être dans son raisonnement stratégique nécessite d’élargir considérablement la représentation de son environnement et, avec elle, le nombre et le type de parties prenantes prises en considération. Cette représentation extensive de l’environnement en augmente la complexité. Pour que la raison d’être passe dans les pratiques et n’en reste pas au stade des grandes déclarations d’intention, les entreprises doivent adopter des organisations beaucoup plus décentralisées qu’actuellement. Explication !
Quand l’économie financiarisée inverse l’ordre des choses
La but d’une entreprise ne peut pas se réduire à faire des profits. De ce point de vue-là, la financiarisation de l’économie, à travers la notion de création de valeur pour l’actionnaire, génère énormément de confusion au niveau de la finalité des entreprises. Ces dernières font des profits, si et seulement si, elles apportent une valeur ajoutée à la société, et non l’inverse. Sans utilité sociale, elles perdent toute raison d’exister.
En prenant la conséquence (faire des profits) pour le but (apporter une valeur ajoutée à la société), les entreprises ont, du même coup, réduit les parties prenantes prises en compte dans leur raisonnement stratégique à une seule : les actionnaires. L’élargissement de la représentation de leur environnement, qui sous-tend la notion de raison d’être, se traduit alors par l’intégration d’un nombre beaucoup plus important de parties prenantes dans leur démarche stratégique : les actionnaires, bien sûr, mais aussi les clients, les fournisseurs, les instances de régulation, la société civile…
Une plus grande complexité
Toutes choses égales par ailleurs, plus le nombre de parties prenantes prises en considération est important, plus l’environnement des entreprises est complexe (voir à ce sujet mon billet sur les facteurs de complexité). Une représentation extensive de l’environnement induit donc une augmentation de son degré de complexité.
Or, selon la loi de la variété requise du cybernéticien William Ashby, pour atteindre son but, le degré de complexité d’un système doit être au moins être égal à celui de son environnement. En conséquence, plus l’environnement des entreprises est complexe (de fait ou compte tenu de la représentation qu’elles en retiennent), plus elles doivent adopter des modèles organisationnels complexes.
Un modèle organisationnel bien plus décentralisé
Dans un billet précédent, j’ai décrit cinq modèles organisationnels différents selon leur degré de décentralisation : personnalisé, bureaucratique, pyramidal, dual et cellulaire. Les modèles personnalisé et bureaucratique sont peu complexes. Le degré de complexité du modèle pyramidal est, quant à lui, moyen. Les deux modèles complexes, voire très complexes, sont les organisations duales et, surtout, cellulaires. Deux modèles qui sont d’ailleurs souvent combinés, comme chez Spotify par exemple (voir mon billet sur le sujet).
Pour que la notion de raison d’être devienne une réalité concrète et qu’elle ne reste pas seulement un slogan marketing, il faut qu’elle trouve une traduction tangible dans les pratiques. Cela passe par l’adoption de modèles organisationnels bien plus complexes que celui de nombre d’entreprises d’aujourd’hui ; des modèles décentralisés dans lesquels on applique le principe de subsidiarité plutôt que celui de délégation (voir mon billet à ce sujet).
Des réponses locales au cas par cas
Les attentes de parties prenantes aussi diverses que les actionnaires, les clients, les fournisseurs, la société civile… sont nécessairement pour partie antagonistes. Il est ainsi impossible d’y répondre de manière globale autrement qu’en privilégiant de manière systématique l’une d’elles par rapport à toutes les autres. Et c’est bien ce qui s’est passé jusqu’à présent : les attentes des actionnaires ont toujours été privilégiées par rapport à celles des autres parties prenantes.
La seule manière de prendre en considération les attentes de l’ensemble des parties prenantes à parité consiste à y apporter des réponses au cas par cas, des réponses différentes en fonction des enjeux locaux et des moments. Les réponses locales sont elles aussi hiérarchisées, ce n’est pas possible autrement. Mais cette hiérarchisation varie selon les contextes d’action. Dans certains cas, il est possible de privilégier les attentes des clients et d’intégrer celles de la société civile sans se polariser sur le seul raisonnement économique ; dans d’autres cas, ce n’est pas possible sous peine de perdre des affaires et de dégrader de manière significative le compte de résultat.
Au total, les différentes hiérarchisations locales, que les entités opérationnelles doivent pouvoir réaliser par elles-mêmes en fonction des caractéristiques de leur contexte d’action, débouchent sur une certaine forme d’équilibre entre les différentes parties prenantes au niveau global. Il n’y a pas une hiérarchisation unique mais des hiérarchisations multiples.
Le tout dans chacune des parties
Pour que ces multiples hiérarchisations finissent par s’équilibrer au sein d’un cadre commun, il faut que ce dernier soit pleinement porté par chacune des entités opérationnelles. A la manière de l’ADN qui se trouve dans chaque cellule du corps humain, la raison d’être de l’entreprise, associée à ses valeurs, doivent intimement pénétrer les entités opérationnelles de manière à irriguer leurs pratiques dans une direction commune.
Le tout, que constitue la raison d’être et les valeurs, doit se retrouver à l’intérieur de chacune des parties. Il n’y a pas de meilleur moyen de s’approprier une raison d’être que de participer activement à son élaboration. A l’image de Leroy Merlin qui élabore sa vision stratégique en associant ses 24 000 collaborateurs et 2000 personnes de son écosystème, les entreprises doivent imaginer des processus collaboratifs basés sur l’intelligence collective pour élaborer leur raison d’être. Cette dernière ne peut résulter d’un processus en chambre associant la seule direction.
Une question d’organisation
La question de la raison d’être, pour ne pas en rester au niveau du slogan marketing, est ainsi avant toute chose de nature organisationnelle. Il s’agit, pour la plupart des entreprises, d’adopter un modèle organisationnel dans lequel l’autonomie des entités opérationnelles est bien plus conséquente que celle dont elles bénéficient aujourd’hui. Sans cela, il risque d’y avoir une déconnexion entre les intentions stratégiques, qui inscrivent bien l’entreprise dans la société et plus seulement dans un marché, et les pratiques opérationnelles qui, elles, continuent à privilégier la seule logique financière sur toutes les autres.
Cette autonomie a une contrepartie : que chaque entité porte en leur sein, de manière pleine et entière, la raison d’être et les valeurs de l’entreprise. Cela passe par des processus collaboratifs basés sur l’intelligence collective.
Des prolongements de ce billet se trouvent dans mon dernier ouvrage “S’inspirer du vivant pour organiser l’entreprise” consacré à l’organisation cellulaire. Vous pouvez accéder à une présentation détaillée de l’ouvrage en cliquant ici.
[…] Raison d’être : une question d’organisation. La notion de raison d’être, remise sur le devant de la scène par la loi PACTE, recentre l’entreprise sur son utilité sociale en l’inscrivant, non pas seulement dans un marché voire un secteur d’activité, mais dans la société toute entière. Intégrer sa raison d’être dans son raisonnement stratégique nécessite d’élargir considérablement la représentation de son environnement et, avec elle, le nombre et le type de parties prenantes prises en considération. Cette représentation extensive de l’environnement en augmente la complexité. Pour que la raison d’être passe dans les pratiques et n’en reste pas au stade des grandes déclarations d’intention, les entreprises doivent adopter des organisations beaucoup plus décentralisées qu’actuellement. Explication ! Quand l’économie financiarisée inverse l’ordre des choses La but d’une entreprise ne peut pas se réduire à faire des profits. […]