Dans un billet précédent, j’ai proposé de distinguer cinq grands types d’organisations différentes selon la manière dont l’autorité y est distribuée : l’organisation personnalisée, bureaucratique, pyramidale, duale et cellulaire.
Un premier billet a été consacré à l’organisation personnalisée, puis un deuxième à l’organisation pyramidale, un troisième à l’organisation bureaucratique et un quatrième à l’organisation cellulaire. Celui-ci est dédié à l’organisation duale.
Les entreprises qui poursuivent deux objectifs stratégiques différents et non hiérarchisables
Le premier homme a été envoyé dans l’espace grâce à une organisation duale. Il fallait aux Américains être à la fois irréprochables d’un point de vue technique pour garantir une fiabilité totale du lanceur Appolo et, en même temps, les plus rapides pour continuer à devancer les Soviétiques.
On trouve des traces de l’organisation duale à chaque fois qu’une entreprise cherche à atteindre deux objectifs de nature différente sans pouvoir subordonner l’un à l’autre : des produits développés au niveau global pour amortir les coûts de R&D et qui répondent aux besoins locaux des clients ; des responsables « Ressources humaines » qui apportent des réponses spécifiques à des opérationnels aux attentes différentes compte tenu de la nature de leur métier et qui doivent suivre une politique uniforme pour favoriser la standardisation des pratiques au sein de l’entreprise ; etc.
Les administrations et les entreprises publiques, dans l’obligation légale de dissocier « celui qui dépense » de « celui qui paye » à travers le principe dit des « 4 yeux » ou du « double regard », ne peuvent faire autrement que d’adopter une organisation duale. L’agent comptable ne dépend pas hiérarchiquement du directeur général comme dans une entreprise privée. Il possède une autorité fonctionnelle qui lui permet de dire non.
Une distribution horizontale de l’autorité
Les prémices de l’organisation duale se trouvent dans le modèle dit « Staff & line » qui, le premier, distribue l’autorité dans des mains différentes : l’autorité hiérarchique aux managers opérationnels de la « line » et l’autorité fonctionnelle aux spécialistes des fonctions support, le « staff ».
Le partage des autorités hiérarchique et fonctionnelle peut également se réaliser au sein de la « line » entre des managers opérationnels de même niveau portant des logiques organisationnelles différentes. On parle alors d’organisation matricielle.
L’organigramme d’une organisation duale est plus compliqué à représenter que celui d’une organisation personnalisée ou pyramidale. En plus de l’autorité hiérarchique, généralement allouée au versant vertical de l’organisation, il faut faire apparaître l’autorité fonctionnelle. La convention d’usage est de recourir aux « solid lines » et aux « dotted lines » : traits pleins pour les relations hiérarchiques, pointillés pour les relations fonctionnelles.
Dans l’organisation pyramidale, la décentralisation du pouvoir de décision est verticale. Elle est horizontale dans l’organisation duale. Les autorités hiérarchique et fonctionnelle se situent au même niveau hiérarchique mais ne sont pas entre les mêmes mains. C’est cela qui conduit Henry Mintzberg à parler de décentralisation horizontale du pouvoir de décision.
Une structure matricielle
Cette distribution horizontale de l’autorité place la coopération au cœur de l’organisation duale. L’autorité est partagée entre ceux en charge d’obtenir des résultats liés à l’activité de l’entreprise et ceux en responsabilité de la gestion de ses ressources (financières, technologiques, matérielles et humaines). L’efficience, c’est-à-dire la manière dont les ressources sont consommées, est un enjeu stratégique aussi important que l’efficacité. La production de la performance nécessite une collaboration entre deux catégories de protagonistes qui possèdent chacun une partie de l’autorité. Les premiers ne peuvent pas être performants sans les seconds, et réciproquement.
L’organisation duale tend en permanence à séparer ce qui est lié, et à lier ce qui est séparé. Le partage de l’autorité interdit toute forme d’autonomie. Aucun des protagonistes ne peut agir sans l’intervention de l’autre. Entre la séparation des responsabilités assignées à chaque détenteur d’une part de l’autorité, et la nécessaire coopération pour produire de la performance, se construit alors nécessairement une relation de dépendance réciproque permanente.
La structure de l’organisation duale prend la forme d’une matrice, c’est-à-dire d’un tableau à double entrée composé de colonnes verticales et de lignes horizontales. Chaque versant de la matrice porte une logique organisationnelle différente répondant à un objectif stratégique spécifique. A l’intersection des lignes et des colonnes se trouvent les « nœuds » de la matrice, c’est-à-dire les personnes charnières qui rapportent à la fois à un manager vertical et horizontal. L’organisation duale remet en cause le principe de l’unicité de commandement édicté par Henri Fayol il y a plus d’un siècle. Les « nœuds » de la matrice n’ont plus un « chef » mais au moins deux.
Un besoin d’organisation complexe
L’organisation duale permet de satisfaire un besoin d’organisation complexe. Ce modèle est adapté à des organisations qui poursuivent des objectifs stratégiques différents et non hiérarchisables entre eux. Cela rend le nombre et la variété des parties élevés. Par ailleurs, les interactions étant à la fois verticales et horizontales, leur nombre et leur fréquence sont beaucoup plus importants que dans les organisations pyramidales.
Les membres de l’organisation duale ont besoin les uns des autres pour atteindre leurs objectifs. En situation d’autonomie partielle, ils sont donc nécessairement dans une interdépendance d’activité réciproque : l’activité des uns dépend obligatoirement de celle des autres, et réciproquement. La coopération n’est pas un plus ou une coquetterie mais une nécessité.
Une culture de la confrontation
Dans l’optique de renforcer leurs exigences respectives, l’organisation duale dissocie deux types d’autorité : l’une relative aux objectifs et l’autre aux moyens. Elle place ainsi les différents protagonistes en situation de confrontation permanente. La notion de conflit est donc consubstantielle à l’organisation duale. Si l’on y observe des tensions, ce n’est pas qu’elle dysfonctionne. C’est, au contraire, normal et même sain. Il ne s’agit pas de culpabiliser ou de faire culpabiliser mais presque de s’en féliciter. Cela veut dire que le fonctionnement est vraiment dual.
L’organisation duale nécessite un contexte où le conflit et l’opposition ne sont pas associés, comme généralement, à quelque chose de négatif. Ils doivent, au contraire, être appréhendés comme les moteurs de l’activité productrice et créatrice. Cela exige une culture de la confrontation dans laquelle cette dernière est vécue comme la source d’une saine émulation et pas comme la manifestation d’enfantillages.
Cet article est un extrait de mon ouvrage “L’organisation en mouvement. Adopter le changement permanent” accessible en cliquant ici.