Pierre Morin nous a quitté le 2 décembre dernier dans sa quatre-vingt-quinzième année.
Pierre a été un guide et un mentor tout au long de mon parcours professionnel : il a dirigé ma thèse de doctorat (avec Dimitri Weiss) ; il m’a confié avec Frédéric Petitbon ses cours à l’IAE de Paris ; nous avons écrit ensemble « Le manager à l’écoute du sociologue », qui sera son dernier ouvrage et mon premier livre ; il a toujours répondu présent sans l’once d’une hésitation quand j’avais besoin d’un avis, d’un conseil ou plus simplement d’une oreille.
C’était un homme d’une grande intelligence et d’une générosité sans limite. En plus d’une capacité d’analyse et de synthèse sans égale, Pierre était un conteur et un pédagogue hors pair. Ses travaux ont marqué la pensée organisationnelle et managériale. J’en retiens trois enseignements majeurs.
Au carrefour de la sociologie et du management
Pierre Morin, sociologue des organisations ? Oui, mais pas seulement ! Il a écrit le premier ouvrage en langue française sur le développement organisationnel, discipline d’origine anglo-saxonne, qui vise à mettre les sciences humaines et sociales au service du management.
Pierre avait l’habitude de dire qu’il manquait un chapitre aux ouvrages de sociologie des organisations : un chapitre prescriptif (et pas seulement descriptif et explicatif) qui permet de passer à l’action. Il était convaincu de l’utilité d’un diagnostic sociologique et, dans le même temps, non moins persuadé que sa restitution et son partage ne permettaient pas, à eux seuls, de faire changer une organisation.
De son point de vue, plus que de s’opposer les unes aux autres, les connaissances et les méthodes de sociologie et de management, se complétaient.
Simple sans jamais être simpliste
Le public de Pierre Morin n’était pas seulement composé d’étudiants, et encore moins uniquement de chercheurs, mais de managers et, plus largement, de salariés d’entreprises grandes et petites. Bref, de personnes qui, pour la plupart, n’avaient pas bénéficié d’une longue formation en sciences humaines et sociales. Du coup, il était primordial pour lui d’exprimer ses idées de manière simple et accessible. En même temps, ses travaux étaient toujours étayés de théories éprouvées. Il n’a jamais cédé aux tentations du simplisme et de la démagogie.
Pierre Morin avait l’habitude de dire aux consultants qu’il encadrait : « Brulez votre bibliothèque ! » Il fallait entendre : « Oubliez les théories que vous avez apprises à l’école. Imprégniez-vous du réel et de la problématique de votre client. » Mais, dans le même temps, cette formule rappelait que, pour être un bon consultant, il fallait avoir eu une bibliothèque.
Autre exemple ! Pierre avait mis au point une grille d’analyse des facteurs de motivation et de démotivation d’une situation de travail qu’il avait nommée TORES pour Travail, Organisation, Relations, Entreprise et Salaires. Un jour il me raconta qu’un consultant, trouvant que l’acronyme TORES ne sonnait pas très bien, avait pris l’initiative de modifier le nom de sa grille et, par voie de conséquence, son contenu. Il me précisa : « Il ne se rend pas compte que ces facteurs sont issus de très nombreuses études psycho-sociologiques sur la motivation au travail. »
Le trépied intervention, formation et publication
Pour Pierre, devenir un expert en développement organisationnel nécessitait d’être capable de faire trois choses différentes et complémentaires.
Intervenir, d’abord ! Il s’agit d’être partie prenante à l’action et pas seulement de l’observer et l’analyser de l’extérieur. Former, ensuite ! La formation nécessite un travail de formalisation et d’illustration qui permet à la fois le transfert de connaissances, mais également leur digestion. Publier, enfin ! La publication est le prolongement naturel de la formation. L’écriture permet de structurer sa pensée et de l’enrichir de celle de ses pairs.
Dans l’esprit de Pierre Morin, ces trois pieds formaient un système et s’enrichissaient les uns les autres. Sur la fin de sa vie, dans mon hall d’entrée après un dîner partagé, Pierre m’a demandé de lui passer la canne qui soutenait sa marche en me disant : « Vous voyez, ce n’est pas beau de vieillir. » Je lui ai répondu : « Pas du tout Pierre, vous avez juste reconstitué votre trépied. » Nous avons échangé un regard complice. Je crois qu’il était fier. Evidemment, rien ne pouvait me faire plus plaisir.