L’organisation de nombre d’entreprises craque de toute part. Elle ne leur permet plus de faire face au degré de complexité qui s’impose à elles. La plupart du temps, elles y répondent par toujours plus de complication en continuant à utiliser des recettes datées qui, plus que de résoudre les problèmes, les aggravent. Et quand par effet de mode un nouveau modèle aux promesses alléchantes émerge, le désarroi de certaines entreprises les conduit à perdre tout discernement. Elles sont prêtes à passer par pertes et profits un demi-siècle d’enseignements de théorie des organisations.
Et pourtant, il semble bien que les pièces d’un nouveau puzzle organisationnel existent déjà depuis plusieurs décennies. Cependant, personne n’a encore réussi à les assembler pour former un tout cohérent et pertinent. Par ailleurs, les conditions d’émergence d’un nouveau modèle organisationnel permettant d’apprivoiser la complexité ne semblent pas non plus être encore complètement réunies. Explications !
La régulation conjointe comme réponse à la complexité
La régulation d’une entreprise est issue d’un ensemble de règles, c’est-à-dire de principes organisateurs, qui permettent de structurer les interactions en son sein. Dès la fin des années 1980, le sociologue français Jean-Daniel Reynaud nous explique avec brio que les règles réelles, celles dont émanent les pratiques de la « vraie vie », sont le produit d’une régulation conjointe et que cette dernière résulte de la conjonction de deux formes de régulation : la régulation de contrôle et la régulation autonome. La première regroupe les règles qui sont déterminées à l’extérieur du groupe auquel elles s’imposent. Pour les équipes opérationnelles par exemple, il s’agit de toutes les règles déterminées par la direction, l’encadrement, les directions fonctionnelles… La seconde forme de régulation, quant à elle, rassemble les règles produites de l’intérieur, par les membres des équipes opérationnelles eux-mêmes.
Les deux formes de régulation entretiennent une relation qu’Edgar Morin qualifierait de dialogique : elles sont à la fois complémentaires et antagonistes. Les règles issues de la régulation de contrôle sont toujours réinterprétées par ceux auxquels elles s’imposent dans le cadre d’une régulation autonome qui les rend effectives. Mais la régulation autonome permet aussi de se « protéger » des règles issues de la régulation de contrôle, de les appliquer en partie seulement tout en étant au rendez-vous des résultats attendus. De la même manière, il y a le plus souvent un écart entre le discours des opérationnels sur les pratiques de leur équipe, expression d’une régulation autonome, et leurs pratiques effectives dans la mesure où ils ne peuvent s’affranchir complètement des règles issues de la régulation de contrôle. Les équipes opérationnelles n’ont jamais carte blanche pour faire seulement comme « bon leur semble ».
La grille d’analyse de Jean-Daniel Reynaud est particulièrement éclairante pour appréhender la complexité organisationnelle. En effet, seules les formes de régulations conjointes qui reconnaissent une valeur ajoutée organisationnelle aux deux formes de régulation (autonome et de contrôle) dont elles sont issues, permettent aux organisations de faire face au niveau de complexité qui aujourd’hui s’impose à elles. On le sait, et pourtant !
Deux impasses
Depuis deux bonnes décennies déjà, on assiste, en particulier dans les grandes entreprises, à une véritable régression organisationnelle. Frederick Taylor est plus que jamais de retour. En témoignent la généralisation et l’augmentation exponentielle du nombre de processus et de KPIs (Key Performance Indicators) déployés d’abord de manière verticale, puis horizontalement, comme si une seule couche ne suffisait pas. Cela donne des organisations mille-feuilles (voir mon billet à ce sujet) dans lesquelles les contraintes sont telles que tout le monde étouffe. Un directeur d’agence bancaire, un directeur de magasin dans la grande distribution ou encore un chef de chantier dans le bâtiment ne jouissent plus du tout de la même autonomie que celle dont ils bénéficiaient il y a 20 ans. « Nous sommes devenus des opérateurs presse-bouton » m’avouaient-ils tous les trois.
Le Taylorisme et ses avatars cherchent à éradiquer tout forme de régulation autonome, synonyme pour eux de désordre. De leur point de vue, seule la régulation de contrôle produit de l’organisation. En conséquence, dans une organisation taylorienne, la régulation autonome, qui existe malgré tout (sans quoi elle ne fonctionnerait pas), est clandestine. On ne lui reconnaît que des inconvénients et, ce faisant, on cherche à l’éradiquer par tous les moyens possibles et imaginables.
Même si elle est en train de passer de mode tant les réalisations convaincantes sont peu nombreuses, l’entreprise libérée prend le contre-pied du taylorisme. Il faut libérer les opérationnels de toute forme de contrôle. Ici, ce n’est plus à la régulation autonome que l’on ne reconnaît aucune valeur ajoutée organisationnelle, mais à la régulation de contrôle. Cette dernière ne comporterait que des inconvénients… au moins dans l’idéologie de l’entreprise libérée. Parce que dans les faits, le fameux patron libérateur impose bien un minimum de régulation de contrôle au corps social, ne serait-ce que la libération elle-même. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours été très dubitatif sur l’entreprise libérée (voir mes deux billets à ce sujet). De mon point de vue, c’est une simplification qui prétend en remplacer une autre. Pas plus que l’organisation taylorienne, elle ne permet d’appréhender la complexité.
Auto-organisation et méta-règles
Deux conditions doivent être remplies pour concevoir des régulations organisationnelles conjointes qui, en reconnaissant une valeur ajoutée aux deux formes de régulations dont elles sont la résultante, permettent de faire face au degré de complexité actuelle.
D’une part, les équipes doivent pouvoir s’auto-organiser. Ce n’est pas nouveau ! Rappelons que les groupes semi-autonomes de production sont nés dans les mines de charbon anglaises au début des années 1960. Mais les formes d’auto-organisation reviennent sur le devant de la scène depuis quelques années. Nombre d’entreprises expérimentent et déploient à plus ou moins grande échelle des équipes agiles, des cercles, des squads, des mini-entreprises… C’est la raison pour laquelle j’ai trouvé, dans un précédent billet, que le modèle de Spotify, même si son potentiel de généralisation reste limité, présentait un intérêt certain pour l’émergence d’un modèle organisationnel nouveau.
La seconde condition réside dans la capacité des entreprises à mettre en place une régulation de contrôle qui, tout en permettant de coordonner l’action des équipes, ne les dépossède pas de leurs capacités auto-organisatrices. A cet égard, dès les années 1970, Gerard Endenburg, le père du modèle sociocratique, avait imaginé traduire les principes de gouvernance d’une organisation dans une constitution. Cette idée a été reprise plus récemment par Brian Robertson dans son modèle holacratique. En passant, je trouve que ce dernier reconnaît peu ses emprunts à la sociocratie. Le terme sociocratie ne figure même pas à l’index de son ouvrage. Dans les remerciements, il cite bien Gerard Endenburg et lui reconnaît la paternité de l’idée des seconds liens et de son processus d’élection. Or, en plus du double lien et de l’élection sans candidat, l’holacratie a également emprunté à la sociocratie la notion de cercle, de prise de décision par objection et… de constitution. Cela fait quand même beaucoup, non ?
Une telle régulation de contrôle peut également prendre la forme de méta-règles, notion utilisée par François Jolivet et Christian Navarre dans les années 1980 pour le management des grands projets. Les méta-règles sont des règles qui produisent les règles. Elles sont globales, permettent de préciser les conditions d’exercice de l’auto-organisation et de coordonner l’action des équipes sans pour autant s’immiscer dans leur fonctionnement. Les équipes sont libres de définir leurs propres règles en s’appuyant et en respectant les méta-règles. Les deux auteurs précisent d’ailleurs que les méta-règles fonctionnent à la manière de la constitution d’un pays qui encadre et génère les lois tout en assurant leur cohérence. Nous travaillons actuellement avec François Jolivet à la transposition de la notion de méta-règle des grands projets d’hier aux organisations d’aujourd’hui.
Des shareholders aux stakeholders
Revenons à la régulation conjointe. Jean-Daniel Reynaud souligne les pièges de la participation et explique ainsi les résultats décevants du management participatif. Pourquoi les équipes enrichiraient-elles les règles de la régulation de contrôle de leur savoirs pratiques issus d’une régulation autonome ? Quels intérêts peuvent-elles bien y trouver ? Tant que, dans une économie financiarisée, les entreprises resteront centrées sur la seule création de valeur pour les actionnaires, il y a fort à parier que le déploiement de régulations véritablement conjointes, dans lesquelles régulation de contrôle et régulation autonome s’enrichissent mutuellement, restera un vœu pieux. Et pourtant, les entreprises ont besoin de ce type de régulation pour faire face au degré de complexité qui s’impose à elles. Et donc pour continuer à créer de la valeur.
La loi PACTE les invite à réfléchir et à formaliser leur raison d’être dans une logique sociétale et pas seulement économique. C’est une avancée certaine. Mais quand on comprend les raisons pour lesquelles Isabelle Kocher, seule femme directrice générale d’une entreprise du CAC 40, a été débarquée par le conseil d’administration d’Engie, on peut légitimement penser que le passage de la logique des « Shareholders » à celle des « Stakeholders » est encore embryonnaire. Il nous reste encore à nous affranchir collectivement du syndrome NIMBY (Not In My Back Yard).
Ce changement aura lieu seulement quand les actionnaires comprendront et accepteront l’idée que, dans le monde actuel, en niant les valeurs de la complexité, non seulement les entreprises ne créent plus suffisamment de valeur mais que, en plus, au total, elles en détruisent. Cette situation n’est pas viable sur le moyen et long terme. Les actionnaires et leurs représentants doivent donc accepter que, dans le monde complexe d’aujourd’hui, la création de valeur qui leur revient légitimement est étroitement liée à celle destinée aux autres parties prenantes. Les 3P (Profits, People, Planet) sont indissociables et forment un tout qui ne se réduit pas à la somme de chacun d’eux. Il convient ainsi de passer d’un jeu Gagnant (les actionnaires) / Perdant (les salariés et la société) à un jeu Gagnant / Gagnant pour ne pas aboutir à un jeu Perdant / Perdant.
Des prolongements de ce billet se trouvent dans mon dernier ouvrage “S’inspirer du vivant pour organiser l’entreprise” consacré à l’organisation cellulaire. Vous pouvez accéder à une présentation détaillée de l’ouvrage en cliquant ici.