La transformation digitale n’est pas seulement une affaire de technologie, c’est entendu ! Mais elle ne se réduit pas non plus à un problème de conduite du changement. C’est aussi un sujet de design organisationnel (voir mon billet sur la transformation digitale et la transformation des organisations).
Comment faire ? Un raisonnement en trois temps est nécessaire. Il s’agit de commencer par identifier en quoi et comment les aspects mécanistes (voir mon billet sur la différence entre logiques mécaniste et organique) de l’organisation actuelle, indispensables pour continuer à satisfaire aux exigences de conformité, ne permettent cependant pas de répondre aux besoins de transversalité et d’agilité. Ensuite, on cherchera du côté du digital les solutions permettant de favoriser l’expression et le développement de la logique organique pour satisfaire le besoin d’adaptabilité. Enfin, on ancrera le potentiel de coopération permis par les solutions digitales dans de nouvelles modalités organisationnelles pour éviter la superposition non articulée du digital et de l’organisation.
Ces trois temps forment une boucle. Ils permettent de ne pas disjoindre, mais au contraire de combiner technologies et organisation d’une part, logiques organisationnelles mécaniste et organique d’autre part, de manière à conjuguer leurs effets et, ce faisant, de faire entrer l’entreprise de plain-pied dans le monde inclusif du « ET » et sortir du monde exclusif du « OU ».
Les trois exemples suivants, centrés sur des enjeux différents et issus de secteurs d’activité variés, permettent d’illustrer concrètement les trois temps de la boucle de la transformation digitale.
Le cas d’une grande banque
Les conseillers de clientèle d’une grande banque sont localisés en agence. Cela nécessite que les clients se déplacent selon les horaires d’ouverture, prennent rendez-vous ou patientent plus ou moins longtemps en fonction de la disponibilité des conseillers.
Cette grande banque décide d’amorcer sa transformation digitale de manière à favoriser les échanges et les interactions en temps réel entre les clients, les conseillers de clientèle et les spécialistes du back-office. Aujourd’hui, grâce à la tablette digitale dont ils sont dotés, les conseillers de clientèle peuvent se déplacer chez les clients et, en temps réel, réaliser la quasi-totalité des opérations. Prenons l’exemple des demandes de prêt !
Le conseiller de clientèle se déplace chez un de ses clients qui souhaite emprunter. Grâce à sa tablette digitale, il accède au CRM et aux applicatifs métiers lui permettant de faire des simulations sur les produits et les garanties les plus adaptés au besoin et au profil du client. Via Skype, le conseiller bancaire et son client interagissent avec les spécialistes du back-office, eux-mêmes localisés à plusieurs endroits géographiques différents, pour obtenir telle ou telle précision et affiner la proposition de prêt. Enfin, une fois le choix du client arrêté, le conseiller de clientèle soumet un projet de contrat au service en charge de la conformité réglementaire pour validation. Cette dernière obtenue, le client signe son contrat de prêt avant que son conseiller ne le quitte.
Les outils digitaux offrent de nouvelles opportunités d’interaction avec le client et les différents protagonistes de la banque. C’est une condition nécessaire, mais pas suffisante ! Ce potentiel n’est, en effet, pleinement exploitable qu’à la condition que l’organisation évolue en conséquence. Dans notre exemple, il a fallu constituer un pool d’experts suffisamment disponibles et capables de répondre en temps réel aux demandes du conseiller de clientèle. Sans quoi, même doté d’outils de collaboration à distance, il ne pourrait pas apporter l’ensemble des précisions dont son client a besoin pour faire son choix.
La banque a également revu le circuit de partage des documents, de gestion des droits ainsi que sa politique de confidentialité. Enfin, elle a retravaillé le contenu et les modalités d’exercice du métier de conseiller de clientèle. En effet, certains de ses clients souhaitent continuer à venir en agences. Certains conseillers doivent donc, a minima, assurer des permanences. Du coup, doit-on avoir deux types de conseillers de clientèle : des nomades et des sédentaires ? Ou alors tous les conseillers doivent-ils être à la fois nomades et sédentaires ? Cela nécessite une profonde réflexion sur l’organisation et la gestion de leur temps de travail.
Le cas de l’innovation produits dans une grande entreprise industrielle
Cette grande entreprise industrielle, comme beaucoup d’autres, développe ses nouveaux produits dans le cadre de groupes produits réunissant les compétences de développement et de marketing. Elle fait cependant le constat que la quasi-totalité des innovations produits sont incrémentales et faiblement disruptives. Le diagnostic : le processus d’innovation n’est pas suffisamment ouvert ; les personnes qui ont imaginé un produit ne sont pas les mieux placées pour le révolutionner.
Cette entreprise décide alors de mettre en place une démarche dite d’Open Innovation, permettant à chacun, à l’intérieur (l’ensemble des salariés de l’entreprise) ou à l’extérieur (universités, écoles, start-up… de l’écosystème de l’entreprise), de participer au développement des nouveaux produits. Elle se dote alors d’une plateforme collaborative qui, à partir de cahier des charges, permet à chacun de proposer des idées nouvelles. Les idées foisonnent. Sur le réseau social, elles sont challengées et s’enrichissent au gré de « posts » successifs dans le cadre d’une émulation particulièrement enthousiasmante.
Mais, au bout de quelques mois, le bilan est jugé décevant par la direction. La démarche montre même de premiers signes d’essoufflement. Pourquoi ? Une fois émises, peu d’idées se transforment en nouveaux produits. Les groupes produits trouvent systématiquement toutes les raisons du monde pour déformer les idées émises dans le cadre de la démarche d’Open Innovation, voire pour les balayer d’un revers de main en les qualifiant d’irréalistes ou de saugrenues.
L’entreprise décide alors de mettre en place un comité, composé de représentants des différentes directions (Développement, Marketing, Manufacturing, Commerciale…). Tous les 3 mois, le comité examine les idées les plus populaires (celles qui ont reçu le plus grand nombre de « Like » sur le réseau social), les plus originales et prometteuses. Les idées sélectionnées se voient attribuer un budget et leurs auteurs intègrent le groupe produits correspondant pour en examiner la faisabilité. Si cette dernière est confirmée, l’idée est alors transformée en produit et intègre le processus de développement classique (réalisation d’un prototype, industrialisation, commercialisation).
Le cas des pratiques Ressources Humaines dans une entreprise de services
La DRH de cette entreprise de services est organisée autour de directions fonctionnelles (Talent & Organization Development, Compensation & Benefits…), en charge de la définition d’une politique et du déploiement de processus par l’intermédiaire de « Process Owners », et de HRPB (Human resources Business Partners) dont la vocation principale est d’accompagner les managers des entités opérationnelles dans leurs problématiques de GRH au quotidien. Les uns et les autres ne sont pas localisés aux mêmes endroits et ne rapportent pas aux mêmes personnes. La DRH de cette entreprise de services rencontre ainsi quelques difficultés à animer la transversalité, à harmoniser les pratiques et à capitaliser les expériences en son sein.
Par l’intermédiaire d’un réseau social, la DRH décide alors de mettre en place des communautés de pratique pour chacune de ses grandes fonctions : recrutement, formation, rémunération, relations sociales… Les débuts sont encourageants et prometteurs : « Process Owners » et « Business Partners » ont enfin un outil pour pouvoir échanger leurs pratiques et leurs expériences.
Mais, comme dans le cas de l’entreprise industrielle présenté ci-dessus, la démarche s’essouffle rapidement. Au-delà de la nomination d’un modérateur par communauté, les contributions des uns et des autres ne sont pas officiellement reconnues ; la seule bonne volonté ne semble pas suffire. Par ailleurs, les pratiques, issues des partages d’expérience, ne sont pas toujours en adéquation avec les processus RH orchestrés par des applicatifs métiers extrêmement structurants et auxquels il est difficile de déroger sans prendre le risque de se faire taper sur les doigts.
Une réflexion organisationnelle est alors mise en place. Quelles sont les responsabilités et l’autorité (participation aux processus de décision) des modérateurs représentants des communautés de pratiques ? Dans quelles instances de la gouvernance RH doivent-ils siéger ? Comment ce rôle est-il intégré dans leur définition de fonction et, plus largement, valorisé dans le cadre de l’évaluation de leur performance ? De la même manière pour les contributeurs des communautés : quelles ressources en termes de temps leur sont allouées ? Quelle reconnaissance et valorisation de leur rôle ?
Au-delà de l’intérêt et du plaisir de partager ses pratiques, comment capitaliser sur la production des communautés ? Comment assouplir les processus RH pour en tenir compte ? Comment alimenter la réflexion sur la définition de chacune des politiques RH de manière Bottom-Up par l’intermédiaire des pratiques de terrain ?
Ce n’est qu’en apportant des réponses précises à chacune de ces questions que cette entreprise de services n’a pu tirer profit de son réseau social et, plus largement, de ses communautés de pratique. Ces dernières, plus que seulement partager des expériences, permettent aujourd’hui de résoudre des problèmes opérationnels, de faire évoluer des processus RH et d’alimenter des politiques qui s’enrichissent de points de vue du terrain. Elles sont devenues indispensables au bon fonctionnement de la DRH.